Le Supopticien dans le secteur de la défense 

Suite à la chute de l’URSS en 1990, les pays du monde entier ont considérablement réduit leurs dépenses militaires afin de réaliser des économies : ce sont les dividendes de la paix. Cependant depuis quelques années, les menaces se sont multipliées et ont évoluées. Le monde est de nouveau victime de conflits dit de haute intensité, c’est-à-dire avec une très forte consommation de ressources humaines et matérielles. Ces conflits ont poussé les pays occidentaux à augmenter fortement leurs dépenses liées à la défense, + 3.1% depuis 1 an. Ces ressources sont investies dans l’innovation, dans l’achat de matériel et en capitaux humains. Nous allons voir dans quelle mesure l’ingénieur supopticien, et plus globalement la photonique, ont un rôle à jouer dans cette tendance. 

Géopolitique mondiale, des tensions croissantes 

L’ordre mondial établi à la suite de la seconde guerre mondiale est bousculé. D’une part, les grandes instances internationales ont montré leur inefficacité pour maintenir la paix et faire respecter le droit international. L’ONU n’a pas été en mesure de sanctionner efficacement l’invasion Russe en Ukraine, à cause du veto de la Russie au conseil de sécurité de l’ONU. L’OTAN quant à elle a montré ses faiblesses au monde, notamment lors des tensions entre la Turquie et la Grèce ou dans l’aide fournie à l’Ukraine. D’autre part l’émergence de pays comme la Chine, l’Inde ou le Brésil, a bouleversé l’ordre mondial et les zones chaudes du globe. La mer de Chine et plus globalement le Pacifique sont devenus des zones de tensions, dans lequel le droit international est bafoué et les alliances sont redessinées, par exemple, l’alliance AUKUS de l’Australie. (AUstalia United Kingdom United States) 

Rafale de l’ Armée de l’Air française © Pixabay

C’est sur ce fond de tension que les pays ont lancé à marche forcée leur réarmement. L’OTAN a atteint avec un an d’avance son objectif de porter les dépenses militaires à 2% du PIB de chaque pays. La Chine a été en mesure de se constituer une base industrielle solide lui permettant de mettre en mer un nombre de navire équivalent à la marine française tous les 2 ans. De nouveaux acteurs ont su se faire une place sur le marché hyperconcurrentiel de l’armement, comme la Turquie avec ses drones Bayraktar ou encore la Corée du Sud avec ses chars, artilleries et transport de troupes vendus à la Pologne après l’invasion Ukrainienne. 

Ces investissements colossaux répondent à un objectif de dissuasion. En effet, d’après David Cumin dans Stratégie militaires contemporaines, la dissuasion nucléaire est inefficace contre un pays ne disposant pas de l’arme nucléaire, car ce n’est pas politiquement correct en vertu de l’accord sur la non-prolifération des armes nucléaire. Ainsi lorsqu’un pays belliqueux améliore sa force conventionnelle, tous les pays, même ceux dotés de l’arme nucléaire doivent rééquilibrer le rapport de force en investissant dans les forces conventionnelles.  

De nouvelles technologies et menaces relancent la course aux armements 

Ces investissements ont accéléré la mise en œuvre de nombreuses innovations, telles que les drones, le cyber ou encore l’IA.  Comme vu lors du conflit au haut Karabakh ou en Ukraine, la technologie des drones est en pleine mutation. Les drones ont envahi l’ensemble des dimensions, se sont perfectionnés et provoquent de lourdes pertes. Les drones FPV (First Person View), capables d’emporter plusieurs kilos d’explosifs et évoluant à plusieurs centaines de kilomètres par heure ont la capacité de mettre hors de combat des chars d’assaut de dernière génération. Ces drones sont en général des drones artisanaux, ou des drones civils modifiés pouvant être produits en masse et pour des coûts dérisoires. Les drones sont aussi présents sur les mers. 

Mais d’autres nouveautés moins artisanales ont vu le jour. C’est le cas de l’IA, qui, couplée à des imageries satellites, permet d’anticiper les mouvements adversaires et de proposer des tactiques optimales. L’IA permet aussi d’améliorer l’ensemble des éléments existants. Par exemple Helsin IA (licorne européenne dans l’utilisation de l’IA dans l’armée) a annoncé récemment que l’utilisation de l’IA a permis de réduire de 30 % la consommation en obus des canons français CAESAR en Ukraine.  

La photonique dans l’armement (aussi appelé optronique) au cœur des systèmes 

Mais la photonique n’est pas en reste dans ces innovations et semble bien être une pièce maitresse de cette montée en puissance. L’innovation la plus attendue actuellement est le développement d’arme laser capable de contrer le déferlement de petits drones pour un prix plus économique qu’un missile. L’industriel français Cilas propose son prometteur HELMA-P, qui vise à mettre au point une arme laser capable de suivre un drone en vol et de le détruire.  

Mais au-delà du laser, c’est l’ensemble des équipements et plateformes qui embarquent de plus en plus de composants et capteurs optiques. Le meilleur exemple en France est l’arrivé du programme Scorpion qui permet l’info valorisation sur le champ de bataille. Ainsi chaque composant possède des optiques et va communiquer les résultats de ces observations en temps réel aux autres composantes alliées. Par exemple un véhicule de reconnaissance ou un drone peut avoir repéré un véhicule blindé derrière une colline et transmettre ses coordonnées en temps réel permettant l’envoi d’un missile alors même que l’opérateur missile ne voit pas la cible. C’est pourquoi l’ensemble des véhicules du programme Scorpion (VBMR Griffon, EBRC Jaguar, VBML Serval) intègrent une multitude d’optiques.

Tir laser du Dragonfire lors d’un test dans la chaîne des Hébrides en Écosse, en janvier 2024 © UK Ministry of Defense

Cependant de nouveaux champs s’ouvrent pour la photonique, notamment dans le domaine très amont des ordinateurs quantiques. Ainsi le 6 mars 2024, la DGA a lancé son programme Proqcima qui vise à permettre à la France d’avoir deux ordinateurs quantiques d’une puissance de 2048 qbits logiques d’ici 2035. Ce fonds de 500 millions d’euros permettra d’organiser une compétition entre Pasqal, Alice&Bob, C12, Quandela et Quobly pour développer cette technologie. Elle permettra de réduire de manière conséquente le temps de calcul de certaines opérations spécifiques. Les armées ont aussi investi dans le domaine des gravimètres quantiques qui par exemple permettrait d’évaluer les variations de masses sous la surface du sol pour le Service hydrographique et océanographique de la Marine nationale. 

La place de l’ingénieur dans ce réarmement : des rôles très multiples 

Mais les industriels rencontrent des difficultés à recruter des ingénieurs et techniciens qualifiés. Eric Trappier PDG de Dassault Aviation se plaignait dès 2016 de cette situation, qui est d’après lui causée par un système éducatif qui ne pousse pas assez les étudiants à se tourner vers des métiers qualifiés et une mauvaise image du secteur. En effet ce secteur a une double image négative : Premièrement la destination de ces recherches et innovations est de faire la guerre et par conséquent les personnes impliquées dans le développement d’armes ont une part de responsabilité dans les dégâts causés par les guerres. Deuxièmement, ce secteur est très polluant et ne peut, malgré les annonces marketing des groupes, se décarboner puisque le but premier de ces équipements est d’être le plus efficace possible pour permettre aux soldats français engagés d’avoir les moyens les plus efficaces pour effectuer leur mission.  

La principale controverse éthique concerne les ventes d’armes à l’étranger. En effet certaines armes, comme les chars Leclerc utilisés au Yémen, ont été directement impliquées dans des massacres de civils. Plus de 8300 civils dont 1283 enfants sont morts sur ce conflit. Mais les industriels ne sont pas les seuls responsables du choix des pays acheteurs. En effet c’est la commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) qui est chargée de désigner les pays autorisés à acheter du matériel français. Or cette commission dépend directement du le Premier Ministre et son gouvernement. En réponse à ces critiques, la Base Industrielle et technologique de Défense (BITD) explique que la France est un petit pays avec peu de moyens et qu’il est donc vital d’exporter pour maintenir l’ensemble des compétences. 

Ces controverses viennent à l’encontre de la tendance actuelle. Les étudiants recherchent un employeur avec des valeurs, ce qui explique que les secteurs médicaux ou de la transition écologique sont plus attractifs que celui de l’armement ou des énergies fossiles. Et de plus, l’argument de la défense de la patrie ne suffit plus pour convaincre les jeunes, pour qui la guerre en Europe peut sembler inenvisageable depuis la chute de l’Union Soviétique. Néanmoins la situation en Ukraine rappelle que la guerre totale peut surgir n’importe où et n’importe quand. 

Néanmoins ce secteur peut se targuer de proposer de bonnes conditions de travail avec notamment des budgets importants dans la R&D et des bureaux campus modernes. On peut ajouter que la photonique est principalement utilisé pour des systèmes défensifs et qu’elle améliore la précision des systèmes ce qui réduit les pertes civiles. De plus de nombreuses technologies militaires ont des applications directes dans le monde civil. Les deux technologies les plus marquantes étant : les centrales nucléaires, conçues initialement pour l’enrichissement de l’uranium des bombes nucléaires ; le GPS conçu dans les années 80 pour l’US Army. L’ingénieur a ainsi accès à des technologies de pointe et permet le développement de Deep tech. 

Les élèves du groupe de combat ont l’aide de SPOT, le chien de reconnaissance, et du BARRACDA équipé d’un bouclier de protection pour abriter la colonne d’assaut © Joël Le Gall

Un programme de développement dans la défense de par sa structure est très intéressant. Les programmes sont découpés en différentes phases : cahier des charges, test de sous-ensembles, l’intégration des sous-ensembles test du système global, intégration aux systèmes ou plateformes complets, retour terrain. L’ingénieur peut jouer plusieurs rôles. Soit il peut se concentrer sur la partie recherche et développer les sous-ensembles en laboratoire. Soit il peut être impliqué dans l’intégration des systèmes, avoir une vue d’ensemble du projet, en réaliser un suivi et chercher quel sous-ensemble doit être modifié pour résoudre les problèmes rencontrés sur le terrain. Soit il peut participer à la partie commerciale du système, notamment à l’export, réfléchir à la possibilité d’intégrer le produit à un système étranger. 

De plus les programmes dans l’armement, et en particulier ceux comportant de la photonique sont pluridisciplinaires et impliquent de nombreux acteurs. Il est donc enrichissant d’échanger avec d’autres corps de métier et d’autres sociétés sur une programme commun.

Par exemple l’avion de chasse Rafale nécessite 400 entreprises sous-traitantes pour être produit et requiert des personnes qualifiées dans l’intégralité des domaines. L’ingénieur peut alors aisément changer d’entreprise tout en travaillant sur le même projet mais en se concentrant sur une sous-ensemble différente. 

Et le Supopticien dans l’histoire ? Des compétences très recherchées 

Voyons ensemble un exemple concret. Si l’on décompose les différents éléments d’un véhicule de reconnaissance Jaguar, les compétences utilisées sont : 

  • La conception optique pour l’intégration des caméras multispectrales et des capteurs. La contrainte sur ces équipements optiques étant que certains doivent pouvoir fonctionner sans assistance électronique afin de pouvoir offrir plus de résilience au véhicule. 
  • Le traitement du signal et des images, et l’analyse des données permettent de reconnaitre et d’analyser avec de l’IA les potentielles cibles du véhicule. Ces données permettent par exemple de transmettre l’information à un vecteur allié ou de fournir une aide à la visée au tireur. 
  • L’électromagnétisme intervient dans le brouillage et la sécurisation des flux de données. Les compétences en guerre électronique sont de nos jours primordiaux sur le terrain. 
  • La transmission d’information par fibre optique (ou par voie aérienne) est nécessaire devant l’augmentation du flux de données causé par la multiplication des senseurs. 
  • La télémétrie et le guidage des missiles requièrent des compétences en laser et en traitement d’image.  
EBRC Jaguar © Domenjod/CC BY-SA 4.0

En conclusion, nous voyons que le réarmement du monde fait directement émerger la question de l’éthique. Les jeunes générations plus réticentes à intégrer cette voie de carrière, soulève des questions qui doivent pouvoir être débattu pour permettre une meilleure compréhension des enjeux. Les menaces qui émergent au plus prés de nos portes doivent cependant être considéré avec sérieux. L’adage romain si vis pacem para bellum (« si tu veux la paix, prépare la guerre ») a fait l’objet de nombreux débats depuis plus de 20 siècles. Ce débat n’est pas près de se clore. ■

Sources : 

[1] Laurent Lagneau : Le ministère des Armées veut disposer de deux prototypes d’ordinateurs quantiques d’ici 2032 

[2] Laurent Lagneau : Une arme laser a été testée avec succès à bord de la frégate de défense aérienne Forbin 

[3] Laurent Lagneau : Malgré un taux de chômage d’environ 10%, l’industrie française de la défense peine à recruter 

[4] IPRI World military expenditure reaches new record high as European spending surges 

[5] Cédric Pietralunga et Elise Vincent : Comment la guerre en Ukraine redessine les flux du réarmement mondial 

[6] David Cumin : Stratégie militaires contemporaines 

[7] Terra Bellum : SEPT perspectives Géopolitiques en 2024 (Gaza, Ukraine, Etats-Unis…) 

[8] Jean-Christophe Féraud: Le «réarmement» de Macron, c’est surtout l’affaire des marchands de canons 

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