Le rendement marginal des sociétés complexes 

Le rendement marginal des sociétés complexes  

The course of empire, Thomas Cole, 1836
« Il ne vous échappe pas l’importance du pétrole pour l’économie industrialisée aujourd’hui. C’est comme le sang pour les êtres humains, en ce sens que si vous faites saigner excessivement quelqu’un, même si vous ne le tuez pas, vous l’affaiblirez tout au moins. » 
Lettre à Yunus, Oussama Ben Laden 

À l’approche de son assassinat par les forces spéciales américaines, Oussama Ben Laden cherchait encore des stratégies d’attaque à l’endroit des états occidentaux. Son regard se porte alors sur l’approvisionnement énergétique mondial à l’occasion d’un plan préparé dans le plus grand des secrets et qui ne vit bien heureusement jamais le jour. Il s’agissait de cibler, dans une approche chirurgicale et méthodique, comme à son habitude, des navires citernes au sein des routes pétrolières majeures dont dépend directement l’économie mondiale1. Son raisonnement, qu’il détaille à l’occasion d’une lettre envoyée à un collaborateur privilégié au sein d’Al-Quaïda, est que l’économie, à l’image d’un organisme biologique, dépend grandement pour sa survie des processus métaboliques qui permettent l’exploitation de ressources énergétiques. En ce sens, obstruer la vascularisation pétrolière de la civilisation serait suffisant pour affaiblir l’économie occidentale. Il n’est pas étranger au lecteur que l’embargo pétrolier de 1973 orchestré par les pays de l’OPEP ainsi que la révolution Islamique de 1979 en Iran, pays grand exportateur de pétrole, ont mené au ralentissement de la croissance dans les pays occidentaux et à la flambée du chômage.  Pour la première fois, les théories économiques keynésiennes sont mises à mal avec l’inauguration du phénomène de stagflation qui associe inflation des prix et faible croissance. Les chocs pétroliers ont donc partiellement mis en évidence l’importance centrale de l’énergie dans le fonctionnement et le maintien de la civilisation.

C’est d’ailleurs l’anthropologue américain Leslie White qui postule dans les années 1940 que la civilisation, définie dans son propos comme un agglomérat d’activités culturelles, poursuit pour fonction première de capturer et transformer une quantité optimale de ressources énergétiques. Il en découle la loi de White qui stipule que la culture évolue à mesure que la quantité d’énergie transformée par habitant augmente ou que l’efficacité des moyens instrumentaux d’exploitation de l’énergie progresse. On peut donc identifier dorénavant deux facettes au fonctionnement de la civilisation : la première est le flot d’énergie continu qui permet la survie des sociétés humaines et de leurs institutions politiques. La seconde est l’organisation sociopolitique de la civilisation qui lui permet d’acquérir et de distribuer les ressources au profit de la société et de résoudre les problématiques organisationnelles inhérentes à son fonctionnement. Il est essentiel de souligner que ces deux paramètres, énergie et complexité sociopolitique, ne sont pas indépendants et qu’ils agissent en harmonie tout au long de la croissance d’une civilisation. L’énergie est nécessaire au maintien des institutions systémiques qui organisent la société.

En effet l’ingénierie sociale d’une population a un coût : il faut financer en termes de ressources une infrastructure de base, assurer des canaux de distributions de ressources alimentaires et productives, mais aussi alimenter la résolution de problèmes. Une formation sociale, que ce soit un empire de l’antiquité, une entreprise privée ou une tribu au sens ethnologique, fait face à des menaces endogènes et exogènes : cela peut être une invasion militaire externe, une problématique interne de ressources humaines ou un défi technologique. Dans tous les cas, nos systèmes humains sont constamment confrontés à la résolution de problèmes. Or ces processus opérationnels de résolution et d’organisation ont un coût métabolique ; il est donc nécessaire d’assurer à la société un flot énergétique suffisant pour la maintenance du système. L’objet de notre propos est de suivre l’évolution de ce coût au cours de la vie d’une civilisation : reste-t-il constant ? Augmente-t-il ? Et si tel est le cas, quelles conséquences cela induit-il pour la productivité marginale des sociétés complexes ? 

Photo : Owen Franken/ Corbis Historical/ Getty Images

La complexité 

Évolution générique de la production en fonction d’un
apport croissant en matières premières

À défaut de pouvoir produire une définition quantitative et mesurable de la complexité d’une formation sociale prise à un instant donné, nous nous contenterons de décrire ce concept sur la base de marqueurs intuitifs. La complexité s’observe dans le nombre et la différenciation des composantes d’un corps social. Elle se manifeste dans la variété des occupations fonctionnelles des individus mais aussi dans la diversité et la rigueur des processus organisationnels qui gèrent leurs interactions et assurent le fonctionnement global2. À titre d’exemple, les sociétés de chasseurs-cueilleurs étaient peu spécialisées, et les individus, peu nombreux, remplissaient des fonctions relativement homogènes et ne s’organisaient que dans une douzaine de rôles sociaux distincts.

Les sociétés modernes, bien plus complexes, font l’objet d’une spécialisation extrême du travail et sont organisées par des institutions bureaucratiques hautement hiérarchisées. Il est intéressant de mentionner que ce niveau de complexité est une anomalie dans l’Histoire humaine : Robert Carneiro souligne dans les années 70 la proportion infime que constituent les récentes civilisations complexes dans l’histoire globale de l’homme moderne (proportion encore moindre si l’on considère l’Histoire du genre Homo dans sa totalité). En effet, sur les 300 000 ans d’existence de l’être humain, seuls les 12 derniers milliers sont marqués par une sédentarité durable et parmi eux, seuls les 7 derniers milliers sont témoins de l’émergence de civilisations complexes. La complexité sociale au sens moderne ne constitue donc que 1,3% de l’Histoire de l’humanité.

La baisse tendancielle de la productivité marginale de la complexité 

Bien que récentes, les civilisations complexes présentent des évolutions remarquablement similaires. En premier lieu, elles cherchent continuellement à accaparer un maximum de ressources, essentiellement énergétiques et agricoles. Afin d’assurer cette exploitation, elles mettent en œuvre des processus d’adaptation et d’innovation : par exemple la domestication des plantes et la révolution agricole du néolithique ont permis, par des innovations techniques, d’augmenter la production calorique de la société  et donc d’alimenter la croissance démographique humaine. Ces innovations se sont accompagnées par une sédentarisation qui, à son tour, a provoqué un gain incrémental en complexité : premiers villages de paysans, plus grande spécialisation, et apparition progressive de techniques modernes d’organisation politique et sociale. De même, un investissement similaire dans la complexité a permis de maîtriser la puissance motrice de la combustion à l’aube de la révolution industrielle : les découvertes scientifiques de Sadi Carnot et de William Thomson ont  permis d’alimenter une croissance sans précédent de la civilisation grâce aux énergies fossiles. La croissance de la complexité permet donc une augmentation des flots d’énergie et vice-versa. Cependant, ce phénomène est soumis, comme de nombreux procédés de production industrielle, à une baisse du rendement marginal en ce sens que l’investissement dans la complexité devient de plus en plus coûteux et produit des bénéfices de moins en moins grands.

Quelques exemples de rendements décroissants

Dans L’effondrement des sociétés complexes3, Joseph Tainter défend la thèse que l’investissement dans la complexité sociopolitique à des fins de croissance et de résolution des problèmes atteint un point de déclin du rendement marginal, et ce dans toutes les civilisations. Il ajoute à cela que la civilisation humaine est entrée dans cette phase au siècle dernier. À l’appui, il identifie plusieurs sphères où cette tendance se fait sentir, nommément l’agriculture, le traitement de l’information, la production économique globale et la production énergétique (liste non exhaustive). 

À titre d’exemple la baisse de productivité de l’innovation dans la R&D peut se mesurer en étudiant l’évolution du nombre de brevets déposés rapporté au nombre de chercheurs et d’ingénieurs nécessaires pour y parvenir. Par exemple, aux États Unis, entre 1930 et 1954, le nombre de personnels de recherche dans l’industrie a été multiplié par 5,6, alors que le nombre de brevets n’a augmenté que d’une vingtaine de pourcents. Cette tendance est encore plus prononcée aujourd’hui. 

Dépôts de brevets aux Etats-Unis rapportés au nombre de chercheurs entre 1942 et 19594

Enfin, dans le secteur de l’énergie, le taux de retour énergétique (Energy Return On Investment ou EROI) défini comme le nombre d’unités énergétiques obtenues pour une unité investie pour les extraire, est en chute libre depuis 1900 en raison de la déplétion des ressources d’énergies fossiles. Nous sommes passés d’un EROI de plus de 1000:1 en 1919 à 5:1 en 2010 5. La chute dramatique de l’EROI représente un défi existentiel pour les économies modernes. 

L’effondrement des civilisations 

L’effondrement que l’on peut définir comme une simplification rapide d’une société complexe survient généralement lorsque, après une longue baisse du rendement marginal de la complexité au sens défini précédemment, une civilisation ne parvient même plus à extraire les ressources énergétiques afin d’assurer le coût minimal de sa maintenance. L’empire romain d’occident s’est effondré à la suite d’une baisse tendancielle du rendement des conquêtes guerrières, laquelle a commencé aux alentours du premier siècle apr. JC. D’autres civilisations ont connu des effondrements remarquables : la Mésopotamie, les Mycéniens, les civilisations Méso-américaines, les Olmecs etc… ■

  1. The Bin Laden Papers: How the Abbottabad Raid Revealed the Truth about Al-Qaeda, Its Leader, and His Family, Yale University Press, Apr 12, 2022, Nelly Lahoud ↩︎
  2. Carneiro, Robert L. “A Theory of the Origin of the State.” Institute for Humane Studies, California 1977  ↩︎
  3. The Collapse of Complex Societies, Joseph A. Tainter (1988), Cambridge University Press ↩︎
  4. The production and distribution of knowledge in the United States, Princeton University Press (1962) Machlup Fritz ↩︎
  5. Hall, CA; Lambert, JG; Balogh, SB (2013). « EROI of different fuels and the implications for society ». Energy Policy ↩︎
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