De la légereté du sens

Avez-vous remarqué que « sens » est constamment utilisé comme un mot dont la fin lui est propre ? « Et le sens ? » bâcle tout débat, « Le sens de la vie » promet le bien-être et le développement personnel, « Notre relation n’a plus de sens » conclut la tirade que t’a faite ton ex-conjoint au moment de te quitter. 

Je ne vais pas être comme Kundera, nihiliste, énorme humoriste, qui accepte complètement cette absurdité, et qui même joue avec, et qui se fout profondément de nos gueules, en créant des personnages tout comme soi, qui n’ont aucun sens.  

Je refuse d’accepter ce manque de sens comme une fatalité. Certes, il est toujours là, cet objet qui contamine nos conversations, nos entourages, nos médias. À la limite si on en rigolait, tout irait bien. On donnerait un sens à ce manque de sens en lui accordant son « manque de ». Mais autour de moi je perçois un manque de sens substantiel, non-remarqué, coagulant, et invasif. 

Je déteste quand les gens chantent Bella Ciao, à une soirée, dans le métro, au restaurant. Objet d’une telle beauté qui devient si dépourvu de sens. On fredonne dans le vide, on fredonne une illusion sonore dans notre cerveau, et elle nous pousse à répéter et à répéter. Il y a certes une certaine facilité à se laisser submerger par ces belles sonorités italiennes, du sud de la Sicile, chargées de sensualité, qui renvoient au corps, à la beauté de la chair. En fredonnant, tombe une bombe nucléaire sur la mémoire des milliers d’italiens émigrés, torturés, tués lors de la dictature.  

Je parle comme une vieille schnock, à détester la réinvention de la jeunesse de cette petite mélodie entrainante, qui s’accroche à nos langues comme un chewing-gum qui cherche à être maché encore et encore, malgré son manque de goût.  

La vérité c’est que je ne le supporte pas. Je vous suis sincère : quand témoin de cette aberration, mon esprit se retourne et se retourne, en vain j’essaye d’apaiser mon âme : « ce n’est qu’une chanson », mais je reste inquiète, je recherche constamment le côté frais de l’oreiller, et le repos n’arrive jamais. 

J’en pourrais faire une longue étude. Personne en serait étonné, si pour sujet de dissertation je vous donnais : la chanson, la mélodie, véhicule d’idéaux, régimes, résistances, obéissances et révolutions.  

Mais moi j’écrirais en troisième partie : qu’en est-il de la chanson absurde, conne, idiote, une mélodie comme une autre, des paroles sans queue ni tête, aucun travail musical autre que des basses, des la des si et des sol à la coutume occidentale la plus basique, avec questionnement, répétition et réponse ?  

Enfin, je suis bien malgré moi classisiste, car je m’y prends si fort à ces chansons populaires qui sont redondantes au point d’y perdre ce que j’intitule le sens. Dans le fond, je peux vanter et crier de toutes mes forces mon appartenance au lyrisme, je reste du peuple, et il m’arrive d’adorer une chanson avec une mélodie visqueuse, agréable, enjôleuse.  

Je me réconforte, je me dis intègre, en disant que ce type d’art a un sens dans son « manque de ».  

Mais il m’est insupportable de mélanger les deux, et les sentir tous les deux au même titre – comment comparer Silvio Rodriguez, Joan Baez, Georges Brassens. 

Et en quoi pourrais-je revendiquer connaître la sincérité et la nature des émotions déposées dans l’art, destinées à atteindre l’esprit ? Personne, et pourtant je le fais quand même. Je n’arrive pas à m’en empêcher.  

Un vrai compositeur de sens est un poète.  

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