Les discours perçus comme extrêmes de certaines féministes desservent-ils la cause ?
par Yseult Clanet (Agro ParisTech) | Le Paraxial n°4 – 1 septembre 2022
La remarque de l’extrémisme dans le féminisme amorce et clôt de nombreuses discussions sur l’inégalité des genres. La fréquence de manifestation de cette idée, plus que sa profondeur, me semble très intéressante.
Une féministe cesse d’être extrémiste après sa mort
En 1791, Olympe de Gouge reprend la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en écrivant la Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne. Ce texte à pour article premier : « La Femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits ».
En 2022, cela ne nous semble pas être un parti pris extrémiste ; pourtant, il a fallu aux femmes attendre presque 200 ans avant d’obtenir le droit de vote. Ce n’est pas qu’elles ne voulaient pas de ce droit, ou que personne n’y avait pensé, mais bien que les hommes au pouvoir se sont battus avec acharnement pour ne pas le légiférer. Partir du principe que les hommes politiques de l’époque étaient plus bêtes que la moyenne ou particulièrement malveillants serait trop simpliste. Je pense que les hommes politiques de l’époque ne détestaient pas plus les femmes que nos hommes et femmes politiques actuel·les, et que les féministes ont revendiqué à cette époque des droits qui semblaient extrêmes aux yeux de la société, et qui nous semblent aujourd’hui basiques. Sans détester les femmes ou être particulièrement bêtes, plus encore, tout en défendant le droit à l’égalité des genres, on a tendance à trouver extrême toute revendication précise supplémentaire. Ainsi, les seules féministes que l’on ne trouve pas « extrémistes » sont celles qui ont déjà obtenu gain de cause, ou qui ne réclament pas de droit précis.
Vouloir l’égalité entre les genres ne peut pas se restreindre à l’égalité des genres en droit, ce qui complique davantage cette réflexion autour de l’extrémisme. Bien que l’égalité de droit puisse être acquise, il n’est pas pour autant admis que l’inégalité ne perdurera pas dans les relations professionnelles, amoureuses, amicales, dans les situations scolaires, salariales… Toutes ces inégalités sont plus complexes à percevoir, et il semble donc plus complexe de ne pas considérer celui ou celle qui les voit et qui les dénoncent comme quelqu’un qui en fait un peu trop.
Il semble alors qu’un biais cognitif nous fasse toujours penser que les féministes demandent des choses inutiles et ont un discours trop « extrême ».
Les féministes sont-elles perçues comme extrémistes parce qu’elles sont violentes ?
229 ans après Olympe de Gouge, après des milliers de textes et de discours sur l’égalité des genres, les femmes ont obtenu en France le droit de voter, d’avorter, de conduire, de divorcer, d’avoir un compte bancaire ou encore de travailler. Pourtant, pouvons-nous dire que l’égalité des genres est acquise ?
Les propos sexistes n’ont pas disparu des discussions quotidiennes ni des interventions médiatiques. Les violences sexistes non plus. Selon l’enquête Cadre de vie et sécurité (Insee, ONDRP 2018), sur la période 2011-2017, en France, les femmes avaient en moyenne 28,5% de salaire en moins à poste égal. Une femme sur deux a déjà subi une violence sexuelle, une sur dix a été violée ou le sera au cours de sa vie. 9 fois sur 10, l’agresseur sexuel est un homme. 213 000 femmes sont victimes de violences physiques ou sexuelles de la part de leur conjoint ou ex-conjoint chaque année.
On recense environ un féminicide tous les trois jours en France. Un féminicide, c’est le meurtre d’une femme en raison de son genre.
Le sexisme tue les femmes. Tous les jours. Depuis toujours. Le féminisme revendique se battre contre ces violences, pour l’égalité et la liberté des genres.
Lorsque que l’on entend dire que certain·es sont pour l’égalité des genres, mais pas féministes, parce qu’ils ou elles ne se reconnaissent pas dans un mouvement aussi violent, il semble que l’argument de la violence rejoint celui de l’extrême. Pourtant, si les féministes d’aujourd’hui ont des propos frappants, nous conviendrons que l’on ne peut pas comparer leur violence, leur extrémisme, à celui du sexisme. Cela frôle l’évidence, mais il me semble important de le rappeler. En effet, malgré l’urgence, l’importance et la quantité d’articles à ce sujet, la question de la violence des propos des féministes a une place plus importante dans les discours et discussions que les mesures à mettre en place pour protéger les femmes du sexisme.
Il semble alors que nous ayons tendance, lorsque nous parlons d’égalité des genre, à être plus facilement brusqué·es par la violence des propos tenus par les féministes que par la violence du mal qu’ils et elles combattent.
Les féministes sont-elles des activistes particulièrement violentes ?
Bien sûr, les féministes ne sont pas les seul·es activistes. Les discours « extrémistes » des autres activistes posent-ils autant de problèmes ?
Malcolm X, lors de sa lutte contre la ségrégation aux États-Unis, a tenus les propos suivants :
« Le prix pour faire que les autres respectent vos droits humains est la mort »
« Il n’y a pas de révolution où on aime l’ennemi, où on supplie le système qui nous exploite de nous intégrer ».
Ces quelques citations posent la question suivante : se soustraire d’un rapport de force peut-il se faire dans le calme ? La lutte pour ses droits doit-elle se restreindre à attendre que tout le monde trouve normal de nous accorder ces droits ?
Il semble dès lors que, bien que les divergences de points de vue concernant les méthodes que prônait Malcolm X entraînent d’intéressantes questions philosophiques, il serait osé de prétendre que Malcolm X a desservi la cause qu’il défendait.
Les suffragettes et les Rote Zora du XXème siècle posaient des bombes et cassaient des vitrines. Personne aujourd’hui n’oserait parler de la violence et du caractère « extrême » des suffragettes sans expliquer la cause de leur révolte et les conséquences bénéfiques de leur lutte.
Il semble donc que les propos des féministes d’aujourd’hui ne soient pas plus violents que ceux des autres activistes, ni de ceux des féministes d’hier.
Pourquoi pensons-nous que les femmes qui hurlent sont folles ?
Récapitulons : nous avons dit que les féministes ne sont pas plus violent·es que les autres activistes, qu’elles le sont beaucoup moins que la chose contre laquelle elle luttent, et enfin que nous sommes davantage dérangé·es par les propos des féministes que par ceux des autre activistes.
Considérons maintenant que les féministes accusées de violence sont des femmes, et que la majorité des activistes défendant d’autres causes que le féminisme sont des hommes. Se pourrait-il que notre impression de violence soit due au fait que les féministes soient des femmes ?
Évidemment, je ne prétends pas ici avoir la réponse à cette question, mais je voudrais attirer votre attention sur deux éléments de réflexion :
Premièrement, l’argument prédominant contre le droit de vote des femmes est celui les accusant d’être trop immatures, trop sentimentales, pour être rationnelles. Cela suivait l’idée que la femme est l’être de la démence, de l’impulsivité, de l’intuition et de la folie, et l’homme celui de la raison. Cette idée peut vous sembler délirante, mais elle a longtemps prédominé, et de nombreux philosophes encore reconnus l’on défendus : Descartes et Kant, pour ne citer qu’eux.
Cet argument selon lequel la femme est trop émotionnelle, trop impétueuse, pour prendre de sages décisions, est un argument aussi pernicieux que celui de la théorie du complot. Dès lors, tout argument à l’encontre de la théorie du complot fait lui-même partie de la théorie du complot. De la même façon, dès qu’une femme affirmera quelque chose que nous ne voulons pas entendre, une partie de notre inconscient le justifiera par son caractère profondément trop sensible et immature.
Ainsi, gare à celle qui hurle. Une femme montre sa colère publiquement et elle prouve qu’elle ne sait pas se contenir, qu’elle est hystérique, que sa nature a pris le dessus sur sa socialisation, et enfin que, si elle est incapable de se maîtriser de la sorte en public, elle est alors incapable de servir une quelconque cause.
Ainsi, nous exigeons inconsciemment qu’une femme féministe ne dise pas de choses qui nous bousculent. Pourtant, il semble important, pour améliorer l’égalité entre les genres, que les féministes disent des choses innovantes. Nous devons donc aller à l’encontre de notre instinct qui les discrédite lorsqu’elles nous déplaisent.
Une femme qui hurle ne peut pas être une femme
Voici la deuxième piste de réflexion sur laquelle je voulais attirer votre attention : l’attitude d’une femme énervée pour défendre ses droits est-elle conforme à l’éducation qui est inculquée aux femmes ?
Si l’on suit le cliché, les filles ont appris à faire attention à ce qu’elles disent, ce qu’elles font, à faire attention aux autres surtout, à ne pas blesser, à écouter, comprendre. Les garçons, eux, apprennent à partir à l’aventure, à découvrir le monde autour, à savoir ce qu’ils veulent, à le dire haut et fort, et à l’obtenir.
Ainsi, une fille qui affirme, parle fort, s’énerve, s’obstine, nous surprend davantage. Ce sont des qualités de garçon qui a du caractère, mais des défauts de fille capricieuse.
Une fille qui a un comportement de garçon ressortira négativement : c’est un garçon manqué, une mal-baisée. La différence entre ce qu’on attend historiquement d’une fille, et ce qu’une fille énervée montre, est peut-être ce qui nous la fait trouver extrémiste, déplacée, et qui nous fait penser qu’elle fait mal les choses, qu’elle dessert sa cause.
Ainsi, il semble qu’il existe des raisons pour que les femmes nous paraissent plus excessives et violentes qu’une autre personne, tout en ne disant rien de plus excessif ou violent que cette dite personne.
Comment être valorisé·e socialement ?
D’après ce qui précède, 1) les féministes ne sont pas plus violent·es que les autres activistes, 2) ils et elles sont beaucoup moins violent·es que la chose contre laquelle ils et elles luttent, 3) nous sommes davantage dérangé·es par les propos des féministes que par ceux des autre activistes, et 4) cela pourrait être expliqué par le fait que le groupe des féministes est plus féminin que les autres groupes d’activistes.
Les quatre ponts reliés indiquent qu’à tord, nous discriminons les féministes parce qu’elles sont des femmes. Cela signifierait-il que notre façon de percevoir le féminisme est sexiste ?
En considérant les points précédents comme vrais, on arrive à une conclusion assez frappante : il est toléré, accepté, voir socialement valorisant, de tenir un discours disant que certaines féministes sont trop extrémistes pour servir leur cause, discours probablement empreint de sexisme inconscient.
Le fait que cet avis soit relayé en masse, si bien qu’il amorce et clôt beaucoup de questions sur l’inégalité des genres, invisibilise les propos suggérant de nouvelles façons de vivre son genre ou de protéger les gens du sexisme, et plus encore, les décrédibilise.
En cela, dire comme seul avis sur le féminisme que certaines activistes sont trop extrémistes, c’est décrédibiliser le féminisme, ralentir l’avancée vers plus d’égalité de genres, et donc, se positionner comme antiféministe. Maintenant, si l’on considère comme je l’ai fait précédemment que le féminisme lutte pour l’égalité des genres, et donc pour plus de droits humains, avoir un discours qui décrédibilise le féminisme se positionne à l’encontre de l’augmentation des droits humains.
Il est maintenant saisissant qu’un discours anti-augmentation des droits humain soit aussi répandu, accepté et valorisant socialement. Ce n’est pas seulement que la société trouve que les féministes vont trop loin, c’est qu’elle valorise et considère comme seul discours modéré et acceptable un discours antiféministe et profondément sexiste.
Il est donc important pour nous de prendre en compte ce processus pour ne pas l’amplifier, car il serait dommage que les militant·es adoptent un discours de plus en plus consensuel, les obligeant à revoir leurs objectifs à la baisse.
Faire des efforts pour écouter les femmes
Enfin, le problème n’est-il pas simplement que « c’est dommage qu’elles ne fassent pas d’efforts pour ne pas brusquer les gens, parce qu’après tout, la cible principale sont les personnes les plus réfractaires ? »
A cela, je voudrais répondre qu’il me semble très difficile de « desservir la cause du féminisme » aujourd’hui. Entendre un discours qui nous fait dire « je ne serai jamais féministe si les féministe disent cela » augmente la probabilité que l’on en parle autour de nous. En parler augmente la probabilité de tomber sur une personne féministe, qui s’exprimerait d’une façon plus adaptée à nous, et avec qui nous pourrions discuter autrement, et ainsi déconstruire un peu nos a priori.
Il me semble que, justement, la déconstruction des a priori constitue une grande part du combat féministe. Ceci peut se faire de multiples façons : en sensibilisant celles et ceux qui ne le sont pas, en les accompagnant, en libérant la parole, et toute parole.
Alors, personne ne dessert la cause. Il faut s’exprimer, se questionner et questionner tout autour de nous, parce qu’on ne voit pas encore toutes les ficelles qui nous éloignent d’une profonde égalité des genres. Il n’y a pas qu’une réponse à cette question, tout peut en être un fragment. Le féminisme est multiple et s’exprime de multiple façons, car l’oppression est également multiple, touche tout le monde de façon différente, et c’est précisément de cette multiplicité de réponses dont on a besoin pour démêler les situations.
Alors il faut, il me semble, pour ne pas ralentir la progression de l’égalité des genres, se rappeler que peut-être notre histoire et nos constructions sociales nous poussent à discréditer les femmes, quoi qu’elles disent. Mais aussi que Olympes de Gouges, Simone de Beauvoir, Simone Weil,… étaient les mal-baisées hystériques de leur époque. ■