Méritez-vous votre place ou l’avez-vous héritée ?
Vision bourdieusienne de l’éducation
par Mohammed Meguebel (promo 2023) et Jules Cosqueric (promo 2023) | Le Paraxial n°2 – 1 avril 2022
Les dénominations “classes dominantes”, “classes populaires”, etc. sont utilisées pour s’aligner sur la pensée bourdieusienne et faciliter le discours. Il ne s’agit en aucun cas d’affirmer l’existence réelle de telles classes.
L’école n’est-elle qu’une arène sociale déjà déterminée ?
L’école est souvent prônée comme instrument-roi lorsqu’il s’agit de l’idée de méritocratie. N’importe qui, pour peu que le travail nécessaire et la motivation soient présents, devrait à travers l’école pouvoir s’élever socialement.
Mais si l’école n’était en fait pas vectrice de démocratisation comme elle s’en vante, mais bien vecteur du maintien d’un ordre social ? La sociologie de l’éducation cherche à répondre à une telle interrogation comme ce fut le cas du sociologue français Pierre Bourdieu. Il propose en effet une vision conflictualiste1 de l’éducation, c’est-à-dire une approche fondée sur la lutte de groupes sociaux donnés, la voyant comme un moyen d’assurer la reproduction sociale, correspondant au phénomène par lequel les différentes positions sociales se préservent à travers le temps : « La reproduction des inégalités sociales par l’école vient de la mise en oeuvre d’un égalitarisme formel, à savoir que l’école traite comme « égaux en droits » des individus « inégaux en fait » c’est-à-dire inégalement préparés par leur culture familiale à assimiler un message pédagogique. »2
Un constat : un milieu différent pour des avenirs différents
L’ensemble de l’analyse de l’éducation effectuée par Pierre Bourdieu se retrouve dans son ouvrage Les Héritiers et s’appuie sur les analyses de l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) et du BUS (Bureau Universitaire de Statistiques) de 1961 à 1962. Le constat alors réalisé est que la mobilité sociale est très largement limitée en France au moment de l’enquête et que les étudiant·e·s n’ont pas toutes et tous la même probabilité d’accéder à telles ou telles études :
Cela dit, une première critique qui pourrait être effectuée concernant une analyse plus récente de la question d’une telle mobilité est que l’accès à l’éducation a augmenté au fil des décennies. Ceci est vrai dans une moindre mesure comme en témoignent des chiffres récents de l’Insee :
Néanmoins, il s’avère en réalité que l’observation de Bourdieu et Passeron fait encore sens aujourd’hui en France mais aussi à l’étranger :
Nous observons donc en effet en France une légère augmentation du nombre d’élèves scolarisé·e·s, mais cela n’en est pas pour autant une preuve de mobilité sociale et il faut encore près de six générations en France pour passer d’une classe populaire à une classe moyenne. Pourquoi l’outil supposément démocratique par excellence qu’est l’école ne semble-t-il pas suffire ?
Avoir la meilleure carte du jeu : le capital culturel
Les capitaux sociaux
La réalité sociale est-elle en fait constituée de gagnant·e·s et de perdant·e·s, de dominant·e·s et de dominé·e·s ? Les sociologues conflictualistes tendent à penser que oui. Il reste néanmoins à déterminer les règles du jeu social permettant de se retrouver dans l’une ou l’autre de ces catégories. C’est alors que Pierre Bourdieu entre en scène.
Il propose en effet que l’essentiel de la lutte sociale se fonde sur ce qu’il nomme capitaux. Les capitaux sont un concept clé de la sociologie bourdieusienne et correspondent à l’ensemble des ressources qu’un individu donné peut invoquer pour faire poids dans l’arène sociale. Ils sont au nombre de quatre :
- Le capital économique : peut-être le plus évident, le capital économique traduit l’ensemble du pouvoir économique, détenu à travers des biens ou de la monnaie, présent dans l’environnement d’une personne donnée.
- Le capital culturel : le capital culturel correspond quant à lui à la collection de savoirs, sous toutes leurs formes, tangibles comme une bibliothèque remplie de classiques ou non comme détenir un parent parlant plusieurs langues.
- Le capital social : celui-ci correspond aux connexions sociales, informelles ou formelles, faibles ou fortes. Par exemple, avoir un oncle travaillant au CNRS est une forme de capital social.
- Le capital symbolique : ce capital, bien que souvent moins connu que les trois autres, n’en reste pas moins particulièrement important et réfère aux symboles que dégage un individu. Il peut aussi bien directement user de ce que suggèrent déjà les autres capitaux, comme la position sociale, mais également se suffire à lui-même. Être un homme, par exemple, offre, et continue probablement, d’offrir le portrait d’une certaine forme de confiance en soi et de compétitivité.
Bourdieu propose alors que la position sociale soit directement fonction du niveau de détention de ces différents capitaux. Néanmoins, contrairement à ce que nous pourrions croire, le sociologue ne s’est pas tant intéressé au capital économique ou même social mais bien au capital culturel.
En effet, même si ces derniers ont évidemment un impact non-négligeable, c’est bien le capital culturel qui exacerberait le plus la nature conflictualiste dans le système éducatif français : « Les obstacles économiques ne suffisent pas à expliquer que les taux de « mortalité scolaire » puissent différer autant selon les classes sociales »
Le capital culturel
Nous avons donc vu que Pierre Bourdieu met particulièrement l’accent sur le capital culturel. Il le divise plus précisément en trois catégories :
- Le capital incorporé : connaissances, savoir-faire et savoir-être non-hérités à la naissance mais enseignés à travers l’enfance, comme le niveau d’éloquence.
- Le capital objectifié : toutes les possessions vectrices de culture, comme des peintures ou des disques musicaux.
- Le capital institutionalisé : correspond aux différents diplômes acquis, par exemple un diplôme d’ingénieur·e.
Le capital culturel, ou plutôt les capitaux culturels, semblent dès lors couvrir un large spectre de dispositions puisque les définitions proposées ne discriminent pas les différentes cultures. Cependant, Bourdieu et Passeron, dans Les Héritiers, objectent et stipulent qu’en pratique, la société ne leur attribue pas la même valeur et tend à offrir une plus grande légitimité à la culture des classes dominantes.
Aller au théâtre voir une représentation du Songe d’une nuit d’été est considéré comme de la « haute culture », tandis que voir la dernière saison de Sex Education est au mieux vu comme de la « culture populaire ». L’idée n’est pas là de se faire juges des objets culturels, mais bien de souligner le fait que leur position sur l’échelle de légitimité dépend largement de la classe sociale qui les possède. Bien évidemment, un objet culturel peut passer d’une position à l’autre au cours du temps, comme ce fut par exemple le cas du jazz. Mais il reste que, in fine, sa valorisation dépend du groupe social qui se l’approprie.
Pour en revenir au cas plus spécifique de l’école, nous pourrions contester que le système éducatif fournisse les mêmes enseignements à tou·te·s les élèves indépendamment de leur classe et donc des capitaux, dont culturels, hérités. Sur le papier, c’est en effet la promesse de l’éducation. En pratique, selon Bourdieu et Passeron, l’école intensifie cet héritage culturel en valorisant avant et surtout la culture issue de la classe sociale la plus aisée.
Un·e élève dont les parents l’emmenaient au musée peut faire appel à cette culture pour valoriser sa copie de français ; si son père est ingénieur, il ou elle peut lui demander de l’aide en mathématiques, etc.
Pire encore, les sciences humaines et sociales ainsi que l’art sont encore plus affectés par ce phénomène en fonction de la façon avec laquelle la culture est vécue.
Le piège de valoriser la culture générale
N’avez-vous jamais entendu l’adjectif, somme toute assez étrange, de « trop scolaire » ? Quelque chose comme une rédaction ou quelqu’un comme un·e élève qui pourrait faire exactement ce qui est demandé et rien de plus ?
À considérer que l’école veuille en effet que les élèves fournissent plus que ce qu’elle leur enseigne, qu’ils et elles réfléchissent outside the box, où devraient-ils et elles aller piocher ces connaissances – sur par exemple une œuvre spécifique – et savoir-être – comme des astuces mathématiques ? C’est en fait là que le bât blesse aux yeux de Bourdieu et Passeron.
Le système éducatif a cette fâcheuse tendance à valoriser la culture libre, une culture propre à l’étudiant·e, qu’il ou elle aurait acquise par ses propres moyens, par rapport à la culture que l’école se voit elle-même à lui fournir, la culture scolaire.
Ce faisant, les élèves qui ressortent ne sont pas nécessairement celles et ceux capable de retranscrire les enseignements qui leurs ont été offerts, mais plutôt celles et ceux qui ont eu l’occasion d’en apprendre d’autres, celles et ceux avec du capital culturel : « […] les étudiants les plus défavorisés peuvent, faute d’autre recours, trouver dans des conduites plus scolaires, comme la lecture des œuvres de théâtre, un moyen de compenser leur désavantage […] Pour les individus originaires des couches les plus défavorisées, l’École reste la seule et unique voie d’accès à la culture, et cela à tous les niveaux de l’enseignement ; partant, elle serait la voie royale de la démocratisation de la culture, si elle ne consacrait, en les ignorant, les inégalités initiales devant la culture et si elle n’allait souvent – en reprochant par exemple à un travail d’être trop “scolaire” – jusqu’à dévaloriser la culture qu’elle transmet au profit de la culture héritée qui ne porte pas la marque roturière de l’effort et a, de ce fait, toutes les apparences de la facilité et de la grâce »
Apprendre le rôle d’élève
Nous avons pour l’instant principalement évoqué le rôle évident que joue le patrimoine culturel à l’école. Il y a néanmoins son aspect latent, secondaire au premier abord.
Elisabeth Bautier et Patrick Rayou3 croient en effet que les enfants des classes populaires sont non seulement en retard par rapport à leurs camarades des classes les plus hautes, vis-à-vis des compétences évidentes comme la lecture ou la géométrie, mais également en retard sur les savoir-être que l’école attend d’eux. Ceci va de poser des questions aux professeur·e·s à ne pas couper la parole. Aussi trivial que cela puisse paraître à un adulte, il peut être autrement plus complexe pour un enfant d’intérioriser tous ces savoir-être lorsqu’il a passé les premières années de sa vie dans un environnement qui ne les exige pas.
Par ailleurs, le sociologue suisse Philippe Perrenoud ajoute4 qu’à ce qui précède, il faut prendre en compte l’idée de « métier d’élève ». Ce dernier se composerait des savoir-être précédents – être ponctuel·le, lever la main, etc. – mais également le sens que donne l’étudiant·e à ce qu’il ou elle fait. Vivre dans une famille où le capital culturel s’impose pousse à ne pas considérer l’école comme une contrainte, un moyen de s’élever socialement, mais bien un moyen de s’épanouir en tant qu’individu.
Une domination sociale légitimée : la violence symbolique
L’importance pragmatique de l’école n’est une surprise pour personne. Certes, elle fait source d’apprentissage de savoirs qui ont de la valeur en eux-mêmes, mais elle a également pour intérêt d’attester des compétences acquises à travers les diplômes et autres reconnaissances. Ainsi, in fine l’approche conflictualiste illustre que les inégalités de classes induisent des inégalités face à l’éducation, qui vont venir reproduire ces inégalités de classes. Et pourtant, cette reproduction sociale est bien souvent voilée par le discours méritocratique selon lequel le travail acharné suffit. Plus encore, celles et ceux qui ne réussiraient pas selon les critères sociaux, sont catalogué·e·s, parfois par eux-mêmes, comme « n’ayant pas fait assez », « simplement pas fait·e·s pour ça », « fainéant·e·s », etc.
Entendre parler quelqu’un avec un vocabulaire riche lorsque le nôtre est plus restreint, ne pas avoir lu tel ou tel classique en CPGE littéraire, essayer de débattre de l’influence du voyage sur la personnalité lorsque nous ne sommes jamais allé·e·s au-delà des frontières, etc., peut faire mal, peut faire violence. Cette violence n’a de sens que parce qu’elle véhicule des symboles arbitraires sans légitimité intrinsèque. Pierre Bourdieu la désigne5 de violence symbolique. Elle a la force de rendre coupable et d’aliéner la classe dominée et de légitimer la classe dominante, assurant alors, selon Bourdieu, une domination douce, sans violence directe mais bien réelle.
Conclusion : Que reste-t-il au mérite ?
Nous venons donc de voir que le Pierre Bourdieu dessine un portrait assez pessimiste du système éducatif. Il suggère en effet une école non pas dictée par les valeurs républicaines du travail et de la motivation, mais plutôt par un patrimoine social et notamment culturel. L’entreprise d’ascension sociale n’en est alors que plus compliquée dans la mesure où l’école valorise avant tout un héritage de classe dont la légitimité ne tient seulement qu’à une justification a fortiori fondée sur la lutte des classes.
Cela étant dit, ne pas reconnaître un pouvoir d’action à chaque individu dans le système éducatif peut sembler être une hypothèse trop dogmatique. Peut-être que la mobilité scolaire et sociale n’est pas tant déterminée, mais choisie par les individus eux-mêmes. Cette première critique fait l’objet d’une théorie à part entière : la théorie du choix rationnel.
Cette vision des choses est en particulier défendue par le sociologue Raymond Boudon, principal opposant à Pierre Bourdieu. En attendant, qu’en est-il de votre héritage social ? Clé du succès ou à peine secondaire ? ■
- Voir l’article Les lunettes des sociologues – De l’importance des paradigmes – Le Paraxial n°1 pour plus de détails ↩︎
- Les Héritiers, les étudiants et la culture – Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, 1964 ↩︎
- Les inégalités d’apprentissage. Programmes, pratiques et malentendus scolaires – Elisabeth Bautier, Patrick Rayou, 2009 ↩︎
- Métier d’élève et sens du travail scolaire – Philippe Perrenoud, 1994 ↩︎
- La reproduction, éléments pour une théorie du système d’enseignement – Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, 1970 ↩︎