Stagflation
par Taha El Berry | Le Paraxial n°7 – 1 décembre 2022
« We now have the worst of both worlds—not just inflation on the one side or stagnation on the other, but both of them together. We have a sort of ‘stagflation’ situation. And history, in modern terms, is indeed being made. »
Iain Macleod, ministre des finances du Royaume-Uni s’adressant au parlement britannique en 1965 au sujet de la récente tournure économique
Depuis les années 80 jusqu’à la fin des années 2000, les économies occidentales ont connu une période remarquable de stabilité économique, où la volatilité des grands indicateurs et des cycles économiques était historiquement faible. C’est ce que des économistes des deux décennies précédentes ont appelé la Grande Modération. Les raisons de cet état macroéconomique font encore débat, si bien que certains l’expliquent par l’indépendance acquise des institutions financières ou le progrès technologique, alors que d’autres n’y voient que le fruit de la chance en ce sens que peu de chocs exogènes y ont perturbé l’économie.
Évidemment, cette période a été au moins momentanément suspendue avec l’avènement de la crise financière de 2008, mais de nombreux économistes, et en première ligue Nouriel Roubini, connu pour être un des premiers à anticiper la catastrophe des subprimes, ont déclaré la fin de cette période de relative sérénité. Celui-ci explique dans son dernier ouvrage1 la géométrie d’un monde nouveau, profondément instable et sujet à des menace variées et interconnectées. En particulier, il dresse le constat d’un monde dominé par des chocs négatifs sur l’offre dont beaucoup sont durables sur le moyen-long terme. Ces conditions imposent un nouveau paradigme économique mondial dont les caractéristiques prendront forme dans les prochains paragraphes. Essentiellement, nous faisons face à la perspective d’une stagflation, c’est-à-dire une situation économique dans laquelle le taux d’inflation est élevé ou croissant, le taux de croissance économique ralentit et le chômage reste constamment élevé. En d’autres termes, on dépense plus pour produire de moins en moins. Ce phénomène a marqué les décennies qui ont suivi les chocs pétroliers des années 70 dans le monde occidental. Toute similarité avec notre situation actuelle est loin d’être fortuite : en effet, l’accumulation des chocs économiques liés à la crise sanitaire, à la guerre et à la déplétion des ressources énergétique mondiales reproduit le contexte d’antan, tout en y apportant des éléments nouveaux que nous étudierons par la suite.
Une hausse ininterrompue des inégalités
À la veille de la Seconde Guerre Mondiale, les inégalités économiques internes battaient des records historiques dans le monde occidental. Celles-ci peuvent être mesurées à la proportion du revenu national accaparé par les 1% les plus privilégiés. Ce chiffre avait atteint un pic de 22% en 1929 aux États Unis avant de s’effondrer dans les années suivant la fin de la guerre jusqu’à atteindre 9% en 1970. Par ailleurs, cette corrélation entre inégalités et guerre n’est pas incongrue : d’une part, une hausse des inégalités renforce le malaise social à l’origine des instabilités internes et géopolitiques, mais aussi la baisse des inégalités est le symptôme d’une redistribution qui se produit naturellement lorsque les opportunités économiques, ici dans la reconstruction d’après-guerre, enrichissent la classe moyenne.
Ces inégalités sont beaucoup moins prononcées en France qui montre des proportions relativement stables depuis les années 90, bien qu’en augmentation sensibles depuis la dernière décennie2.
Les inégalités ont été un des éléments moteurs de la crise de 2008 à la suite de laquelle, pour restaurer la confiance, relancer la demande des classes moyennes et de façon plus générale l’économie, les institutions en charge des politiques monétaire et fiscale se sont engagées dans des programmes d’assouplissement de sorte à créer des conditions plus accommodantes en temps de crise. C’est aussi la même démarche qui a été adoptée pendant la crise du Coronavirus. Cependant, bien que ce ne soit pas leur finalité initiale, ces politiques ont tendance à mener à l’inflation du prix des actifs financiers majoritairement détenus par les plus riches. Ainsi, ces programmes de relance creusent paradoxalement encore plus les inégalités et sont responsables des fortes augmentations des plus grandes fortunes européennes et américaines observées dans les récentes années. Par exemple, la fortune des milliardaires dans le monde a plus augmenté en 19 mois de pandémie qu’au cours de la dernière décennie3. D’autre part, la baisse des taux d’intérêts et l’injection dans l’économie de grandes quantités de liquidité pour en partie soutenir les ménages a participé au problème actuel de l’inflation qui contracte le revenu disponible et appauvrit les classes les plus modestes.
L’agrégat de ces facteurs agit tout autant sur le plan mondial, si bien qu’aujourd’hui les 1% les plus riches détiennent environ la moitié de la richesse du monde. Cette situation est dramatique pour des raisons qui s’étendent au-delà d’une simple question éthique sur le droit de chacun dans la richesse collective, puisqu’il en va presque de la survie des états modernes. Dans The Great Leveler de Walter Scheidel, celui-ci avance la théorie que les sociétés humaines stables et bien établies avancent naturellement vers les inégalités, et seuls des évènements qui rebattent profondément les cartes peuvent inverser cette tendance. Ces évènements sont les guerres, les pandémies, et les effondrements d’états4. Pire encore, parfois ces évènements sont souvent la conséquence directe ou indirecte des inégalités comme par exemple la révolution russe (1917) et française (1789), ainsi que les guerres du XXème siècle et de par l’Histoire, souvent nourries par la montée des extrêmes et le malaise social.
Un nouvel ordre mondial
La montée des inégalités internes dans la puissance économique dominante (dans notre monde actuel, les États Unis d’Amérique) se trouve être le symptôme d’un ordre mondial changeant. En effet, les empires dominants s’inscrivent dans des cycles de croissance et de déclin, de sorte que, pendant la prospérité initiale, la redistribution des richesses se fait de plus en plus inéquitablement à l’approche de leur apogée. Pendant la même période, ceux-ci sont mis au défi par des compétiteurs nouveaux.
Il est fort à parier que le monde de demain sera un monde de rivalités entre les puissances en déclin et d’autres montantes, nommément les États-Unis et la Chine. Dans Principles for Dealing with the Changing World Order, Ray Dalio identifie la récurrence de cycles de domination à travers lesquels les puissances se succèdent à la tête de l’ordre mondial. C’est ainsi que les Pays-Bas ont laissé leur place aux britanniques qui à leur tour se sont inclinés devant la toute-puissance américaine5. Ces cycles peuvent être reconstitués sur des siècles d’histoire depuis l’empire romain.
Aujourd’hui, les symptômes du déclin de l’impérialisme américain sont visibles. Le pays a besoin de plus en plus de dette pour financer le maintien de son statut (125% du PIB en 2022) et ce, par d’un côté de la surconsommation domestique et d’autre part, par une présence militaire partout dans le monde (8 trillions de dollars dépensés depuis 2001). Pendant ce temps, les revenus de l’état diminuent et les déficits se creusent. Le refinancement n’est possible que tant que le pays maintient la confiance de ses créanciers, ce qui dans l’histoire a toujours fait défaut aux emprunteurs à un moment ou à un autre. Pendant ce temps, la Chine s’impose comme un centre d’innovation technologique, une place financière centrale dans les marchés de capitaux et un moteur de la croissance mondiale.
Ce contexte est responsable de l’apparition de rivalités qui mèneront petit à petit à une fragmentation du commerce mondial.
Un monde fragmenté sous pressions stagflationnistes
La déglobalisation, où démondialisation, est le processus de diminution de l’interdépendance et de l’intégration entre les unités productives dans le monde. C’est aujourd’hui un phénomène qui marque son retour pour la première fois depuis la Seconde Guerre Mondiale, notamment pour des raisons géopolitiques. Celles-ci sont pour beaucoup le produit de la rivalité entre puissances, mentionnée précédemment. Un exemple marquant de cette déglobalisation est la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis qui a été lancée sous la présidence de Donald Trump en 2018, un autre est la série de sanctions contre la Russie à la fois économiques et diplomatiques, mises en place à partir de 2014 et reconduites encore plus fortement en 2022 après l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine.
La conséquence de cette rupture de liens est la réorganisation de l’économie mondiale, d’une telle sorte que les chaînes de productions du monde se balkanisent sous l’effet d’un repli vers le protectionisme : le gouvernement des États-Unis, par exemple, essaie d’encourager un retour des emplois manufacturiers et industriels qui sont aujourd’hui majoritairement en Chine. Ceci, associé aux autres aspects du découplage économique entre ces deux pays, provoquera une hausse des coûts de production dont l’effet est conjointement un frein à la croissance et une inflation des prix. Il s’agit typiquement d’un choc stagflationnaire. L’affaiblissement des liens diplomatiques dans le monde mène aussi à un ralentissement de la migration vers les pays du Nord qui jouissaient de ce phénomène permettant de maintenir les salaires domestiques contrôlés et donc compétitifs. Désormais, en l’absence de nouveaux travailleurs étrangers, il faudra rémunérer plus les travailleurs locaux pour produire autant voire moins : ceci est là encore un choc inflationniste.
À ces facteurs s’ajoute le vieillissement de la population dans les pays du Nord (mais aussi dans les pays émergents) qui constitue là encore une n-ième pression inflationniste puisque les seniors ne produisent pas ou peu. Au lieu de cela, ils débloquent leur épargne pour en disposer et consommer, ce qui augmente la demande dans l’économie pour une production qui ralentit (voir qui baisse). Ceci mène à l’augmentation générale des prix.
Enfin, le réchauffement climatique impactera certainement les capacités de production de la civilisation et produira aussi un choc inflationniste sur la durée. En agriculture par exemple, celui-ci mènera à une baisse sensible des rendements agricoles. Le changement climatique pourrait mener à la perte de 4 % de la production économique annuelle mondiale d’ici 2050 et frapper de manière disproportionnée les parties les plus pauvres du monde..
L’agence de notation S&P Global, qui donne aux pays des notes de solvabilités (credit ratings) en fonction de la santé de leurs économies, a même publié un rapport sur l’impact probable de l’élévation du niveau de la mer et des vagues de chaleur, des sécheresses et des tempêtes plus régulières6. ■
- Megathreats: The Ten Trends that Imperil Our Future, and How to Survive Them, Nouriel Roubini, Little, Brown, 18 oct. 2022 ↩︎
- Le Capital au XXIe siècle, Thomas Picketty, Point, 2020 ↩︎
- Rapport d’Oxfam sur les inégalités, 2022 ↩︎
- The Great Leveler: Violence and the History of Inequality from the Stone Age to the Twenty-First Century, Walter Scheidel, 2017 ↩︎
- Principles for Dealing with the Changing World Order: Why Nations Succeed or Fail, Ray Dalio, Simon and Schuster, 30 nov. 2021 ↩︎
- https://www.spglobal.com/esg/insights/weather-warning-assessing-countries-vulnerability-to-economic-losses-from-physical-climate-risks ↩︎