Zoom sur l’ingénieur en optronique de Défense
par Dorian Mendes (promo 2026) | Le Paraxial n°21 – 2 mai 2024
Dans cet entretien, nous avons le plaisir d’échanger avec Arnaud Bêche, ingénieur en optronique de défense chez Thales. Avec un recul de vingt-cinq ans dans cette industrie, Arnaud partage avec nous son expérience, ses réflexions sur les avancées technologiques et les enjeux éthiques de son travail. Cette discussion offre un regard approfondi sur un domaine essentiel, contribuant ainsi à notre compréhension des défis contemporains en matière de sécurité et de technologie.
Le Paraxial : Bonjour Arnaud, merci d’avoir accepté de répondre à quelques-unes de nos questions. Pour débuter, pourriez-vous nous retracer votre parcours, depuis vos études à SupOptique jusqu’à aujourd’hui ?
Arnaud Bêche : Bien sûr. Je suis issu de la promotion 99 de SupOptique, où j’ai également effectué un apprentissage chez Thales en 1998 et 1999. À la fin de cette période d’apprentissage, j’ai été recruté par Thales, et je suis ingénieur au sein de cette entreprise depuis janvier 2000. Mes premières années ont été consacrées à la simulation et à la modélisation des performances des systèmes optroniques, où j’ai successivement occupé des postes d’ingénieur puis de chef de service, de 2009 à 2014, dans l’activité de « Simulation et Dimensionnement ».
En 2014, j’ai pivoté vers le domaine de la Computer Vision, axé sur l’analyse d’images par l’intelligence artificielle, en tant que chef de service jusqu’en 2022. Depuis cette année-là, j’assume la responsabilité de Design Authority. Il s’agit d’une fonction technique de supervision des orientations techniques des projets. Ainsi, cela fait environ 25 ans que je travaille chez Thales, dans l’activité optronique à Élancourt (78).
Notre activité se concentre sur les moyens optroniques dédiés à la défense au sein des armées. Par exemple, nous développons la plupart des moyens optroniques de l’avion Rafale utilisée par l’Armée de l’Air et la Marine, nous fournissons des équipements optiques pour les soldats, les véhicules et les drones de l’armée de Terre, ainsi que pour les bateaux de la Marine. Nous touchons ainsi tous les corps d’armée. Par ailleurs, Thales est également impliqué dans le développement de satellites d’observation militaire, principalement à Toulouse et à Cannes, où l’on retrouve aussi un grand nombre de Supopticiens.
LP : Vous avez dit avoir fait un apprentissage : qu’est-ce que cela vous a apporté durant votre carrière ?
AB : Alors, 25 ans plus tard, je ne sais pas s’il y a une réelle différence selon qu’on ait fait ou pas l’apprentissage. En revanche, au début de ma carrière, ça m’a permis de rentrer dans le monde professionnel beaucoup plus rapidement et d’élargir mes compétences. Cela apporte la connaissance des produits et tout ce que ça implique de développer un produit pour la Défense, ce qu’on ne voit pas forcément au niveau des cours. On se rend compte de toutes les contraintes qu’on a en développant un produit et ça je l’ai vu assez tôt. Après je pense que ça a aussi facilité mon embauche chez Thales : je venais de passer 2 ans avec eux donc l’apprentissage a accéléré le début de ma carrière.
LP : Quels aspects de votre formation à SupOptique ont été les plus utiles dans votre carrière ?
AB : Avec mon premier métier chez Thales, j’ai beaucoup utilisé la radiophotométrie. Évidemment tous les fondamentaux de l’optique géométrique m’ont été très utiles ; la conception optique ne m’a pas été très utile parce que je n’ai jamais été dans un service de conception à proprement parler mais tous les cours d’aberrations et de caractérisation de la qualité d’un système optique, oui (comment on calcule ou mesure sa fonction de transfert de modulation, la PSF, etc.). J’ai aussi beaucoup utilisé tout l’enseignement informatique. À l’époque on ne faisait pas encore de Python mais tout ce qui est C/C++, Matlab m’a énormément servi. Et en troisième année j’avais fait la spécialisation optronique. Ensuite – je n’avais pas suivi ces cours à l’époque – mais tout ce qui est traitement d’images ça m’aurait servi si je les avais choisis puisqu’après je me suis orienté vers l’analyse d’images. Je conseille le parcours Traitement d’Images à toutes les personnes qui aimeraient poursuivre dans l’optronique de défense. Je pourrais citer d’autres matières comme les lasers qui sont très utiles.
LP : Vous venez de l’évoquer mais quelle est la place du Python en entreprise aujourd’hui ?
AB : Le Python ne remplace pas le C mais aurait tendance à remplacer Matlab. Chez Thales, il y a des services qui utilisent encore beaucoup Matlab et d’autres qui ont engagé une transition vers Python. Dans le service Traitement d’Images dont j’ai été responsable jusqu’en 2022, on utilise de plus en plus Python, notamment pour tout ce qui est intelligence artificielle et deep learning qui se fait quasiment à 100% en Python. On fait encore beaucoup de C/C++ car on distingue deux phases dans la R&D d’un produit : il y a la phase d’étude en amont où l’on met au point les traitements d’images en utilisant les langages Matlab ou Python ; et ensuite la phase où l’on développe le code embarqué dans le produit, en utilisant généralement le C/C++ pour des questions de performances car c’est plus rapide. Dans mon domaine je fais du traitement d’images en temps réel donc on a besoin d’être très rapide.
LP : On voit un certain réarmement du monde avec le contexte actuel. Comment voyez-vous l’évolution de la photonique dans le domaine de la défense ?
AB : La photonique a toujours une place croissante dans le domaine de la défense avec l’optronique sur les satellites, les avions, les véhicules, les bateaux, les soldats pour l’observation jour et nuit et pour la conduite de tir. Les performances sont améliorées en permanence, grâce au perfectionnement des technologies clés comme les détecteurs, l’exploitation de nouvelles bandes spectrales comme le SWIR1 ou l’hyper-spectral (la décomposition d’une bande en sous-bandes, qui permet une analyse spectrale pour distinguer une vraie cible d’un leurre par exemple), ou en utilisant des technologies de détecteur non conventionnelles comme les détecteurs neuro-morphiques et enfin grâce au traitement d’images qui est de plus en plus sophistiqué et performant, notamment avec l’émergence de l’IA.. Le laser est utilisé depuis longtemps pour faire du guidage de munition donc ce n’est pas nouveau mais ça reste un excellent moyen de faire des tirs de précision. Ce qui est plus récent, ce sont les drones peut-être. Depuis quelques années, on voit une explosion de l’utilisation des drones. Pour les armées, ils sont avant tout des moyens d’observation avancés. Il y a aussi les drones kamikazes mais on n’en fait pas et ce n’est pas mon métier.
En revanche les drones de reconnaissance, les drones servant à repérer l’ennemi, connaître sa position et combien ils sont, c’est de plus en plus utilisé. C’est beaucoup utilisé par les armées russe et ukrainienne en ce moment dans le conflit actuel. Et ça fait appel à l’optique parce qu’ils embarquent des caméras visibles et infrarouges. Ce sont essentiellement des moyens optiques qui sont utilisés sur ces drones avec une transmission de données, c’est-à-dire que l’opérateur qui est à plusieurs kilomètres derrière son drone reçoit un flux vidéo compressé en direct qui permet de repérer l’ennemi. Sur les drones, l’optique trouve également un rôle relativement nouveau en servant à la géolocalisation des drones, par analyse d’image, lorsque le signal GPS est brouillé sur le champ de bataille, ce qui est pratiquement tout le temps le cas en Ukraine. On peut aussi citer les communications optiques dans l’espace libre (avec un laser) qui sont en plein boom dans le domaine militaire, par exemple entre satellites, entre bateaux, entre véhicules, etc. car cela permet d’être insensible aux brouillages électro-magnétiques.
LP : Comment voyez-vous l’impact des avancées récentes en matière d’intelligence artificielle et de traitement des données sur les futurs développements dans l’optronique de défense ?
AB : L’IA va prendre une place primordiale car ça permet vraiment de traiter un déluge de données que les armées subissent : il y a de plus en plus de moyens optiques déployés dans les armées que ce soit sur les satellites, sur les avions, sur les véhicules ou sur les drones notamment, et tout ça, ce sont des données qui vont s’accumuler sur les disques durs et que les gens n’ont plus le temps d’analyser. Donc l’IA va permettre d’exploiter toutes ces données beaucoup plus rapidement que si ce sont des humains qui les analysent. Et donc ce gain de temps apporterait un gain d’efficacité militaire parce que si vous regardez des images militaires quatre jours après les avoir acquises, alors elles sont probablement déjà caduques ; ce que les satellites ont vus, si c’étaient des chars ou des unités mobiles, sont probablement déjà ailleurs. L’efficacité opérationnelle est liée à la vitesse avec laquelle on va analyser les données. Et c’est là que l’IA va apporter un plus. Cependant, en France, la doctrine militaire française est très rigoureuse. En France, l’IA n’est qu’un outil de préanalyse. Il y a une validation humaine qui est faite de ce que l’IA propose. C’est-à-dire que l’IA détecte des choses, liste tout ce qu’elle a détecté avec l’image associée et un humain vient derrière dire « c’est effectivement un ennemi », « c’est effectivement quelque chose d’hostile ». C’est un humain qui va confirmer l’identification dans la doctrine militaire française, et Thales est totalement en phase avec ça. L’IA n’est qu’un assistant et ne remplace pas un humain. C’est une aide qui fait gagner du temps parce qu’il y a beaucoup d’images qui ne contiennent rien d’intéressant et celles-là l’IA va très vite les éliminer et à la fin il ne reste que quelques images vraiment utiles et c’est un militaire qualifié qui va confirmer s’il y a vraiment quelque chose. Ceci s’applique aussi bien pour les images acquises par un satellite que pour l’optronique embarquée sur le Rafale où Thales est entrain de déployer une IA pour analyser les images optroniques en temps réel. Le principe reste le même : ce que l’IA voit est proposé au pilote du Rafale ; mais le pilote a toujours le dernier mot pour dire si c’est une cible ou non. Et c’est le pilote qui décidera d’engager ou non et c’est en aucun cas l’IA qui déclenchera un tir de missile. L’humain reste le seul maître à bord et décide l’engagement.
LP : Quels sont, selon vous, les principaux défis auxquels sont confrontés les ingénieurs travaillant dans l’optronique de défense ? Est-ce qu’on est uniquement à la recherche de performance ?
AB : Il y a une course entre la défense et l’attaque : la défense s’améliore donc l’attaque s’améliore donc la défense s’améliore à nouveau etc. Donc on cherche des moyens optiques qui permettent de voir le plus loin possible avec toujours plus de précision. Ça implique des défis, que ce soit sur les aspects vraiment optiques comme la recherche de nouveaux matériaux, de nouvelles bandes spectrales ou l’utilisation d’optiques actives, où l’on utilise un laser pour éclairer la scène pour avoir de nuit plus de précision qu’en infrarouge ; ou sur la recherche au niveau des détecteurs où l’on cherche à avoir toujours plus de pixels, plus de sensibilité, des meilleurs NETD2. On peut citer aussi le traitement d’images et l’IA qui permettent aussi d’améliorer les performances (par exemple grâce au débruitage, à la super-résolution ou encore la suppression des turbulences atmosphériques). Donc ça c’est plutôt sur un axe d’amélioration des systèmes existants. Et puis il y a des systèmes nouveaux. Par exemple, on travaille sur l’arme laser. C’est un laser qui pourrait brûler et détruire un drone et ça soulève énormément de défis à la fois sur les technologies lasers car cela nécessite des laser très puissants qui sont capables de détruire un drone à plusieurs kilomètres, et aussi des défis sur le système de pointage car il faut réussir à pointer très précisément le laser sur une cible petite pendant plusieurs secondes pour que l’échauffement se produise. Et ce n’est pas si simple que ça parce qu’en plus il y a des effets de turbulences atmosphériques qui font que le laser a tendance à ne pas aller tout droit dans l’atmosphère. Il faut donc compenser le mouvement de la tâche laser par des moyens de type optique adaptative qu’on utilise déjà dans l’astronomie pour observer les étoiles. Ce sont vraiment des systèmes très complexes d’un point de vue ingénierie. C’est aussi intéressant d’un point de vue opérationnel pour les armées parce qu’aujourd’hui les bateaux tirent des missiles à 1 million d’euros pour se défendre contre des petits drones kamikazes à 1000€ parce qu’ils n’ont pas vraiment d’autres moyens. Et l’arme laser permettrait de se défendre contre ces drones pour beaucoup moins cher.
LP : Quels sont, selon vous, les avantages compétitifs de l’industrie de la défense française en matière de photonique par rapport à d’autres pays ?
AB : Ce qu’on cherche ce n’est pas forcément être meilleur que les Américains ou les Allemands mais on cherche de la souveraineté. La France cherche à maintenir un savoir-faire industriel à l’état de l’art dans le domaine de l’optronique, c’est-à-dire, avoir des entreprises qui sachent, par exemple, fabriquer des détecteurs, faire des optiques ou des lasers. On souhaite des entreprises françaises ou européennes pour ne pas être dépendants du tout de la Chine ni trop dépendants des Américains. La France appelle ça la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) qui est composée des grands groupes français de défense (Thales, Safran, MBDA, Dassault, Airbus, Naval Group, Nexter, etc.) et tout un tissu de PME et de start-ups françaises qui représentent beaucoup d’emplois en France et qui permettent à la France d’avoir une certaine souveraineté pour sa défense. Alors il reste des technologies pour lesquels on a des dépendances. Par exemple, pour tout ce qui est processeurs, on n’a pas d’industrie européenne à la pointe pour en fabriquer donc là on dépend largement des Américains. En revanche on est excellent en lasers, en optique, en détecteurs. Travailler dans ce domaine-là c’est contribuer à la souveraineté de la France pour sa défense.
LP : Comment percevez-vous l’impact éthique de votre travail dans le secteur de la défense, notamment en ce qui concerne les ventes d’armes à l’étranger et les conséquences humanitaires des conflits armés ?
AB : Bon déjà je travaille pour une entreprise, Thales, et dans un pays, la France, qui, de mon point de vue, ont une éthique qui me convient. On en a déjà un petit peu parlé tout à l’heure, on ne fait pas des robots tueurs, on ne va pas faire des IA qui automatisent des tirs sur tout et n’importe quoi, les militaires ne tirent que s’ils ont la certitude de tirer sur un militaire ennemi en évaluant les dommages collatéraux que cela peut produire. Donc on travaille pour un pays qui a des critères éthiques très fort. Ça, c’est pour la France. Après, c’est vrai que Thales exporte du matériel vers d’autres pays. On ne peut exporter que vers des pays vers lesquels la France nous autorise. À chaque fois que l’on vend du matériel militaire, on doit avoir l’autorisation de la France : c’est très régulé la vente d’arme, on ne vend pas à qui on veut. Parfois la France peut nous autoriser à vendre à un certain pays mais peut nous interdire de vendre le système le plus performant, ou peut nous interdire complètement de vendre à certains pays. Par exemple, aujourd’hui évidemment, il est complètement interdit de vendre à la Russie.
Après, l’optronique pour la défense c’est une technologie qui est utilisée pour avoir un maximum de précision. Son objectif c’est justement ne pas être dans le tir aveugle, le tir massif sans aucune considération des dommages. L’optronique ça sert à faire de l’imagerie de haute résolution qui permette de bien distinguer si c’est un ennemi ou non, s’il y a des civils ou non. Et puis c’est aussi une technologie qui sert au guidage métrique des armes. Tout ça contribue à faire des technologies toujours plus précises dans le but de ne détruire que la cible militaire visée et d’éviter les dommages collatéraux.
LP : Enfin, que conseilleriez-vous aux étudiants actuels qui envisagent de se diriger vers une carrière dans l’optronique de défense ?
AB : Déjà de choisir les bonnes options à SupOptique donc tout ce qui est optique, détecteurs, traitement d’images etc, comme on en a discuté tout à l’heure. Après faire son stage dans une entreprise de défense je pense que ça aidera à l’embauche. Je pense que le CFA fait tout à fait sens dans ce genre de filière parce que ça permet de voir beaucoup plus rapidement tout ce que ça veut dire de faire un système militaire et je pense que c’est important de le voir pendant qu’on fait ses études car ça donne un regard un peu différent que ce qu’on apprend à l’école. La thèse est un plus mais n’est pas forcément indispensable. Dans le domaine de l’IA, c’est vrai que ça peut être intéressant pour approfondir ses connaissances en IA. SupOptique n’est pas spécialisée sur l’IA donc prolonger par une thèse ou un master ou une formation en parallèle permettant d’approfondir ses connaissances en IA c’est utile. La thèse est également nécessaire si vous voulez travailler dans la recherche appliquée aux technologies optiques utiles à la Défense dans des institutions comme l’ONERA, le CEA ou dans les centres de recherche des grands groupes, comme celui de Thales à Palaiseau. ■