L’intrication quantique dans tous ses états
par Agathe Chirier (promo 2023) | Le Paraxial n°6 – 9 novembre 2022
La compréhension de l’infiniment petit est tout sauf intuitive, et ce à bien des égards. Appréhender le monde quantique avec nos yeux d’êtres humains nécessite de remettre fondamentalement en question notre façon de penser. Philippe Grangier et David Clément, tous deux chercheurs en optique quantique au Laboratoire Charles Fabry, à Palaiseau, ont accepté de nous expliquer les arcanes de cette discipline, et en particulier l’expérience d’Alain Aspect qui a permis, en 1982, de contredire les inégalités de Bell.
L’intrication quantique est un phénomène dans lequel l’état quantique de deux objets est décrit globalement. Bien que les deux objets puissent être séparés spatialement, il est impossible de les décrire individuellement. On parle alors d’états intriqués : les deux objets ne sont plus indépendants. On assiste à des corrélations entre les propriétés physiques de chaque objet, corrélations qui ne seraient pas présentes si l’on pouvait attribuer des propriétés individuelles à chacun des deux objets.
Mais avant cela, revenons un peu en arrière…
1927
Werner Heisenberg soumet l’idée du principe d’incertitude de Heisenberg selon lequel on ne peut pas connaître simultanément toutes les propriétés physiques d’un système quantique.
1935
Albert Einstein, Boris Podolsky et Nathan Rosen émettent l’hypothèse de variables cachées expliquant le phénomène d’intrication quantique. C’est le paradoxe EPR. Niels Bohr soutient la théorie inverse, ce qui donne lieu au fameux débat Bohr-Einstein.
1964
John Bell formule les inégalités de Bell que doivent respecter les états intriqués sur la base de trois principes : localité, causalité et réalisme.
1969
John Clauser, Michael Horne, Abner Shimony et Richard Holt (CSCH) publient un article proposant des expériences réelles pour tester les inégalités de Bell.
1976
• Expérience de Clauser, basée sur des polariseurs à piles de glace.
• Expériences de Fry et Thompson (Houston), qui développent une source de photons corrélés plus efficace encore.
1981-1982
Trois expériences sont réalisées à Orsay afin de tester les inégalités de Bell (Alain Aspect, Jean Dalibar, Philippe Grangier, Gérard Roger)
• Expérience avec polariseurs à une voie.
• Expérience avec analyseur de polarisation à deux voies.
• Expérience avec commutateur optique.
Le Paraxial : Quel a été votre parcours scolaire et professionnel ?
Philippe Grangier : Je suis rentré en classes préparatoires au lycée du Parc à Lyon et ensuite j’ai intégré ce que l’on appelait à l’époque l’ENSET (École Normale Supérieure de l’Enseignement Technique) à Cachan, qui était aussi l’école qu’avait faite Alain. J’y ai effectué licence, maîtrise et agrégation. Alain était enseignant préparateur aux leçons d’agrégation, c’est comme cela que l’on s’est rencontrés. Après le master, j’ai fait ce qui est maintenant le M2 ICFP de l’École Normale Supérieure, avec comme enseignants Serge Haroche, Claude Cohen-Tannoudji et Franck Laloë. En 1979, j’avais aussi suivi un cours de Claude Cohen-Tannoudji au Collège de France, en plus de celui qu’il faisait au DEA (M2) : ce cours portait sur l’expérience de John Clauser en 1974, qui démontrait une propriété non-classique de la lumière. On en a retiré des idées qui ont servi pour ma thèse d’état en 1986, pour produire explicitement des photons uniques (ce que n’avait pas fait Clauser) et faire des interférences à un photon. Mais avant cela, Alain m’a proposé en 1980 de faire ma thèse de 3e cycle en lien avec une autre expérience de Clauser, effectuée en 1972, et consacrée aux inégalités de Bell. Cette expérience a été à la fois mon premier article scientifique, et la première des trois expériences réalisées sur ce sujet à l’Institut d’Optique en 1981-1982.
David Clément : J’étais en prépa MP au Lycée Potier à Orléans. J’ai eu un parcours particulier : j’ai suivi le cursus de physique à ULM en auditeur libre puis je suis entré à l’ENS Cachan pour y préparer l’agrégation. J’avais de très bons cours, notamment celui donné par Alain Aspect. J’aimais beaucoup ces thématiques donc je suis venu faire un stage de L3 dans le groupe d’Alain, puis je suis revenu pour une thèse, avec Alain en tant que directeur de thèse. Cette thèse portait sur la localisation d’ondes de matières dans le désordre. Aujourd’hui, j’ai un poste permanent et j’anime une équipe. Avec Alain on continue à collaborer sur certains projets.
LP : Où peut-on vous croiser en tant que professeur ?
PG : Il y a une trentaine d’années, quand j’ai commencé à enseigner, je faisais des TD de physique atomique à SupOptique. J’ai été prof à l’X pendant très longtemps : j’enseignais les cours de mécanique quantique en tronc commun de première année, et d’optique quantique en troisième année. J’approche de la retraite alors j’ai arrêté l’enseignement, mais je donne encore quelques cours à ARTEQ à l’ENS Paris-Saclay : l’idée de cette formation est de mélanger des personnes de tous horizons (physique, mathématiques, informatique, chimie…) pour leur donner une vue d’ensemble des connaissances nécessaires pour faire des technologies quantiques. Le niveau est à peu près celui d’un cours M1, donc les physiciens connaissent généralement déjà bien le sujet. Pour les autres, tout est beaucoup plus nouveau, donc il faut trouver de nouvelles façons d’expliquer les choses, c’est très intéressant. Quand un informaticien me dit qu’il n’a rien compris à mes histoires de variables cachées, cela m’oblige à redoubler d’ingéniosité pour me faire comprendre !
DC : Je donne des cours sur l’interaction lumière-matière et des TP d’optique au master QLMN. Je participe aussi aux travaux dirigés de physique quantique en 1A et donne le cours de polarisation pour la filière CFA avec M. Boffety. Je m’occupe également des projets d’ouverture en 1A. En dehors de l’Institut d’Optique, il m’arrive de donner des cours à des occasions particulières. Par exemple, il y a deux semaines, j’étais à l’école de physique des Houches, un centre scientifique dans la vallée du Mont Blanc. J’ai fait cours pendant une semaine à des doctorants qui viennent du monde entier, sur les ondes de matière dans les cristaux. Là c’est un niveau post-master : il s’agit de cours dont le but est d’expliquer ce qui se fait dans les labos à l’heure actuelle.
LP : Sur quoi portent vos travaux de recherche au quotidien ?
DC : Aujourd’hui, mes travaux de recherches diffèrent de ceux menés durant ma thèse. Mon équipe fait partie du groupe Gaz Quantiques du LCF et s’intéresse aux ondes de matière dans des situations où les interactions sont très fortes. Il s’agit d’atomes froids dans une onde lumineuse stationnaire qui reproduit la structure périodique d’un cristal, un « cristal de lumière ». Nous étudions actuellement des bosons et l’expérience commence à être modifiée pour travailler avec les fermions. Notre objectif est de regarder et d’apprendre de nouvelles choses à travers l’observation d’un gaz, afin de mieux comprendre les transitions de phase par exemple.
PG : Actuellement, mon activité de recherche principale porte sur la cryptographie quantique. L’idée est la suivante : si je vous donne un unique photon polarisé, vous ne pouvez pas trouver sa polarisation avec un analyseur. Ça serait évidemment beaucoup plus facile s’il y avait tout un faisceau contenant un grand nombre de photons, tous polarisés de la même façon, comme c’est le cas en optique classique ; mais pour un seul photon ce n’est pas possible sans faire d’erreurs. En revanche, si je vous donne la base de polarisation de cet unique photon, alors vous pouvez parfaitement orienter votre polariseur en conséquence et trouver la direction de polarisation, parallèle ou perpendiculaire à l’axe du polariseur. C’est ça que l’on appelle la contextualité. Et il est impossible de faire beaucoup de copies d’un seul photon, pour se ramener au cas classique ; c’est un théorème fondamental en mécanique quantique : le théorème de non-clonage. On obtient à partir de cela une méthode pour garantir le secret des communications, basée sur les lois de la physique.
A côté de l’enseignement, je fais beaucoup de logistique européenne, et, du point de vue de la recherche, je suis impliqué dans des projets européens de cryptographie quantique. On essaie de pousser ces techniques vers des développements industriels, en ce moment avec Thales, Nokia, ou encore iXblue. Les applications sont davantage civiles que militaires, d’ailleurs.
LP : Est-ce que cela signifie que je peux envoyer un message crypté à l’un de mes amis ?
PG : Non, c’est plus compliqué que ça ! Il faut des dispositifs spécifiques pour envoyer les bons photons dans les bonnes fibres. Des compagnies, comme ID Quantique à Genève, vendent des systèmes commerciaux, fort coûteux d’ailleurs. Concernant les utilisateurs, c’est assez variable : il y a beaucoup de cas d’usage. Le plus simple à comprendre est celui d’une banque qui cherche protéger les fichiers de ses clients. Pour cela, elle utilise des lignes de communication entre l’agence et un autre endroit, le data center, où une copie des données est enregistrée. En cas de problème dans l’agence, un incendie par exemple, les données ne sont pas perdues car elles sont stockées ailleurs. Mais on comprend qu’il est essentiel que la ligne de communication soit parfaitement sécurisée ; c’est ce que propose la cryptographie quantique.
D’ailleurs, le secteur a réellement explosé depuis une dizaine d’années : on assiste à l’apparition de nombreuses startups qui développent ces nouvelles technologies, pour le calcul (ordinateur quantique) ou pour les communications. Ces startups deviennent parfois elles-mêmes l’enjeu de mécanismes spéculatifs, surtout aux USA !
LP : Monsieur Grangier, vous avez participé aux expériences de 1981-1982. Quel a été votre rôle et en quoi consistaient-elles ?
PG : J’ai participé aux deux premières. Pendant la troisième, celle qui a remporté le prix Nobel, je préparais l’agrégation, mais je revenais le soir pour suivre les avancées. L’objectif était de tester les inégalités de Bell en produisant des paires de photons intriqués et en mesurant leur état de polarisation. L’idée d’Alain était que, dans une expérience de test des inégalités de Bell, il est très souhaitable que le choix de l’orientation des polariseurs soit effectué après que les photons aient quitté la source : pour les distances que l’on avait (une douzaine de mètres, soit au-delà de la longueur de cohérence des photons), cela correspondait à quelques dizaines de nanosecondes. Comme on ne pouvait certainement pas bouger les gros polariseurs, Alain a eu l’idée de faire un aiguillage acousto-optique pour diriger le faisceau vers deux polariseurs orientés différemment.
En violant les inégalités de Bell, l’expérience a prouvé que, peu importe la distance qui les sépare, même si elle se situe au-delà de la distance de cohérence, deux photons intriqués le resteront si aucun événement extérieur ne vient perturber le système. Elle a aussi a prouvé que l’on ne pouvait pas attribuer des propriétés individuelles à chacun des photons. Le faire reviendrait à sous-entendre l’existence de variables cachées comme le suggérait Einstein ; or, pour rester en accord avec l’expérience, ces variables cachées devraient être non locales, ce qui contredit la relativité. Ça serait bien ennuyeux ! L’idée de variables locales cachées, c’est que chaque particule porte ses propriétés et qu’il n’y a pas d’influence instantanée : elle a échoué. Par conséquent, la paire de photons est un objet dans lequel on ne peut pas attribuer de propriétés aux photons individuels. Cela n’arrive jamais en physique classique, car si je connais parfaitement le système global, je connais aussi tous les détails. C’est ça l’intrication, finalement : le tout est mieux connu que les parties.
Plusieurs effets peuvent être invoqués pour expliquer cela : le plus fréquemment invoqué est la non-localité quantique, qui permet de violer les inégalités de Bell. Il y a également une autre famille d’effets que l’on appelle la contextualité : c’est le fait qu’un un objet quantique ne peut pas porter ses propriétés tout seul. Il faut alors considérer que la réalité quantique est la réalité non pas d’un système seul, mais d’un système dans un contexte expérimental.
LP : Avez-vous des conseils pour les étudiants qui voudraient s’orienter en recherche en quantique ?
DC : Des conseils ? C’est de le faire ! Une des choses qui est chouette dans les expériences en physique quantique, par rapport à d’autres domaines comme l’astrophysique ou les grands accélérateurs de particules, c’est que toutes les expériences que l’on fait sont souvent à dimension humaine au sens où on a des équipes relativement petites. Notre quotidien n’est pas ultra spécialisé d’un point de vue technologique, on peut maîtriser l’expérience de bout en bout : on touche à de l’électronique, à du magnétisme, à du vide, à de l’optique… Si vous avez envie de faire une carrière qui s’oriente autour des technologies quantiques, il faut faire un master dans lequel vous allez pousser la connaissance de ces aspects-là, comme le master QLMN.
D’ailleurs, il y a maintenant quelques années, il y a eu un gros plan d’investissement au niveau européen dans la recherche et le développement des technologies quantiques, le troisième plus gros créé par l’Union Européenne, le 1er c’était sur le cerveau, le 2ème c’était sur le graphène au milieu des années 2010. Et dans le même temps, au niveau national, il y a des plans d’investissement dans les technologies quantiques, à la fois sur la recherche fondamentale mais aussi sur le soutien à la recherche appliquée, qui se développe. En France, ça a été lancé il y a un peu plus d’un an.
On a souvent cette image de la quantique qui est la science de l’élite, une discipline récente et parfois compliquée. Mais il y a deux choses à savoir : d’une part, il faut réaliser que plein d’objets autour de nous sont fondamentalement basés sur la physique quantique. D’autre part, il est effectivement indéniable que tout un tas de propriétés sont tellement bizarres qu’on a l’impression qu’il est compliqué de les comprendre. Je pense que c’est en parti lié au fait que les effets n’étant pas ceux de notre quotidien, la première réaction d’une personne qui n’est pas du domaine est de se dire que c’est très compliqué, Mais en fait, tous les effets qui impliquent des ondes s’expliquent relativement facilement. Après, bien sûr, quand on arrive sur des notions d’intrication, il faut un peu plus de temps, mais on peut quand même réussir à l’illustrer et à le raconter.
LP : D’ailleurs, les lauréats prix Nobel savent-ils qu’ils vont être « nominés » ?
DC : Alain l’a appris une demi-heure avant que ce ne soit rendu public. Ça change la journée !
LP : Avez-vous une anecdote personnelle à partager au sujet d’Alain Aspect ou de l’expérience ?
PG : J’en ai même plusieurs ! Quand l’expérience a marché, Alain venant du sud-ouest, il avait ramené le foie gras et le Sauternes (si vous ne connaissez pas, renseignez-vous !) : une fois qu’on avait confirmation des données expérimentales, on pouvait célébrer l’événement au deuxième sous-sol du bâtiment 503. C’est là que toutes les expériences ont eu lieu.
J’aime beaucoup le style de travail d’Alain : le principe a toujours été que l’on vérifie absolument tout et que l’on ne lance la manipulation qu’une fois que l’on est sûr que tout marche bien. Il voulait éviter de travailler par essais-erreurs. Cela a pris en tout cinq ans ! On a beaucoup bossé, et un jour on s’est dit : c’est bon, on est prêt, on y va ! D’ailleurs, l’expérience a marché du premier coup !
DC : J’ai plein d’anecdotes. Une chose est sûre, on a toujours fêté dignement les résultats des manips avec Alain et toute l’équipe. D’ailleurs, j’ai un diplôme de sommelier, Alain adore le vin aussi et on achète du vin ensemble pour faire des dégustations.
LP : Enfin, la question que tout le monde se pose : dit-on [kwɑ̃tik] (« kwan-tik ») ou [kɑ̃tik] (« kan-tik ») ?
PG : Je ne me prononcerai pas ! Pour moi, il y a même un problème de genre : dit-on la quantique ou le quantique ?
DC : Moi je dis « kwan-tik » car en anglais, c’est « quantum ». Je ne prétends pas avoir la bonne réponse. Vous avez regardé dans le Robert ?