La confiance

La confiance 

L’émergence des structures politiques et économiques complexes que sont les sociétés modernes est un processus incrémental qui repose sur un paramètre essentiel, la confiance. Elle se décline en diverses formes et tisse un lien de cohésion entre les individus au-delà de la simple filiation. 

La confiance organique au sens de Durkheim

L’évolution de sociétés primitives vers des modèles plus récents s’est accompagné par une perte d’homogénéité. Des rôles de plus en plus spécialisés, pour des raisons de performance, ont posé la nécessité d’une solidarité organique par opposition à une solidarité sur des critères de simple ressemblance : les individus nouvellement spécialisés que sont les agriculteurs, les éleveurs, les pêcheurs, etc., des sociétés complexes, doivent désormais échanger solidairement des denrées économiques, une solidarité qui, dans les sociétés primitives, se faisait mécaniquement parce que les membres, peu différenciés, accomplissaient les mêmes tâches. C’est une des observations majeures du sociologue français Émile Durkheim dans son œuvre classique de 1947, dans laquelle il étudie en particulier les liens sociaux dans la société industrielle naissante1. Cependant, cette solidarité n’émerge pas automatiquement : elle doit être bâtie sur des liens de confiance qui sont d’autant plus nécessaires que la société considérée est grande, mature, et différenciée. Dans ces circonstances, une institution centrale, politique et/ou religieuse remplit généralement cette fonction et permet, quand elle est légitime, de focaliser l’attention collective des membres différenciés et de diffuser la confiance dans le tissu social. Par exemple, la monarchie absolue de droit divin dans la France médiévale sert de source d’ordre, de symbole d’autorité morale et de continuité sociale, et instigue à une population diverse d’opérer dans le cadre des normes juridiques et religieuses du système féodal. La confiance dépendant d’ailleurs de la légitimité du pouvoir central, celle-ci provient souvent de considérations religieuses. En ce sens, toutes les sociétés complexes, à l’exception des récentes sécularisations occidentales, ont une religion officielle2.

 In God We Trust 

Pour comprendre le lien entre confiance collective et religion, il faut revenir à l’approche fonctionnaliste qui interprète la raison d’être de la religion par sa fonction sociale. Selon Durkheim encore une fois, et cette fois-ci dans son essai Les Formes élémentaires de la vie religieuse, la religion est avant tout un système unificateur de pensée qui sert une finalité de cohésion sociale et de conformité comportementale. Les pratiques religieuses et culturelles communes renforcent la confiance entre individus. Par ailleurs, la religion permet également d’apaiser les angoisses existentielles inhérentes à l’expérience des êtres humain et aide les croyants à maintenir une confiance en l’avenir au-delà des tragédies de la vie et malgré la finalité inexorable qu’est la mort. Ainsi les religions permettent de renforcer la confiance entre les individus et l’optimisme vis-à-vis du futur, deux composantes essentielles pour assurer le fonctionnement organique des sociétés complexes.

Karl Marx étudie lui aussi le rôle de la religion et identifie la contribution de celle-ci dans l’architecture du système de classes dans les sociétés capitalistes. Il reconnaît donc à travers sa célèbre formule « la religion est l’opium du peuple »3 que la religion fournit un élément de confiance essentiel qui contribue à valider, dans l’esprit de la majorité prolétaire, la légitimité du système en place. 

Ainsi, la religion et d’autres symboles de confiance comme le visage d’un monarque ou le visuel d’un palais présidentiel sont utilisés depuis des siècles pour inspirer la confiance collective dans des objets essentiels au fonctionnement global. La finance d’une économie en particulier capitalise fondamentalement sur la confiance de ses participants et l’on citera pour commencer l’exemple courant de la monnaie.

La confiance monétaire et économique  

  

La monnaie est un objet de consensus et l’on se doit de comprendre que, considérée au-delà de la confiance que le public porte en elle, celle-ci perd immédiatement toute valeur intrinsèque. Fondamentalement, la monnaie est une création de la loi et de l’État : c’est la confiance en cette institution qui garantit la confiance dans les moyens de paiements qu’elle choisit. Mais cette confiance se décline en plusieurs types. Cette thématique fait l’objet d’une étude approfondie dans les écrits de l’économiste français Michel Aglietta4 où il identifie trois types de confiance nécessaires à une finance fonctionnelle.

Tout d’abord, la confiance méthodique qui permet d’exécuter les transactions quotidiennes sans faire appel systématiquement à des instances de vérification juridiques comme un tribunal. C’est une confiance en la solvabilité des contre-partis, et qui repose essentiellement sur la parole donnée bien que soutenue pour de larges transactions par des éléments de vérification supplémentaires. En somme, c’est la confiance qui suffit largement dans les périodes de calme et d’optimisme et qui assure la liquidité des marchés et le fonctionnement de l’économie.

On en vient désormais à la confiance hiérarchique et éthique : c’est une confiance en des instances supérieures de régulations qui surplombent le système financier et sont garantes de sa stabilité. C’est typiquement les banques centrales et les états qui s’engagent à gérer éthiquement (c’est à dire sans manipulations criminelles ou arbitraires) les moyens financiers et monétaire utilisés par les acteurs privés. C’est une confiance qui opère sur un plus grand horizon économique et temporel puisqu’elle assure aux investisseurs et aux consommateurs que les régulateurs en charge sont prêts à prendre action pour stabiliser les marchés en cas de périodes de troubles avenirs. Par exemple, les banques centrales lorsqu’elles sont indépendantes, s’engagent à faire usage des moyens de politique monétaire nécessaires (essentiellement les taux d’intérêt) en cas de montée de l’inflation. Cette simple promesse suffit à contrôler les phénomènes d’anticipation : la peur de l’inflation peut à elle seule générer de l’inflation puisque consommateurs et investisseurs chercheront à dépenser leur liquidité s’ils pensent qu’elle perdra de la valeur, ce qui de suite provoquera les dévaluations redoutées.

Aussi, un état comme les États-Unis d’Amérique peut accumuler une dette de  30 900 612 291 409 $ 5 représentant 123% du PIB national6 et continuer à refinancer aisément un déficit de 946 millards de dollars7 (à la date de parution de cet article, pour l’année fiscale 2022) sur les marchés financiers, en raison de la confiance particulière que les investisseurs placent en le gouvernement fédéral et le système financier américains. Cette confiance est fondée sur des siècles de stabilité et de responsabilité fiscale au cours de laquelle le pays n’a jamais fait défaut sur sa dette fédérale . En un certain sens, la devise des Lannisters dans a Song of Ice and Fire de G R.R. Martin sert un but similaire, celui de construire un tissu de confiance, qui assure prospérité et prestige tant que la confiance persiste.

Une crise de confiance : 2008, un cas d’école

La crise de 2008, bien qu’unique étant donné les classes d’actifs où elle s’est déclenchée (crise immobilière qui a affecté en un premier temps les produits structurés issus de prêts hypothécaires et de contrats d’assurances) elle reste néanmoins classique au sens où elle est au fond un cas conventionnel de crise de confiance. Nous ne ferons donc pas un récapitulatif des détails de cette crise, il suffira de remarquer que suite à un endettement privé global hautement déraisonnable dû à une croyance collective en la montée des prix (de l’immobilier), le système financier et en particulier les banques impliquées ont abouti à de graves déséquilibres de leurs bilans financiers. Une étincelle (chute des prix) vient interrompre la dynamique et provoque la faillite de plusieurs institutions financières majeures, endettées désormais bien au-delà du raisonnable. Dans ces circonstances, un processus collectif de dépression se met en route où tous les acteurs de la finance perdent la confiance méthodique qui les lient à leur contre-partis et refusent d’opérer des transactions entre eux par peur d’encourir un risque d’insolvabilité. La confiance globale s’évanouit, l’optimisme financier disparaît, et la machine économique s’arrête. Plus personne n’achète, plus personne ne prête, les entreprises ne peuvent plus lever des fonds et peinent à financer les salaires de leurs employés, les marchés de capitaux s’effondrent, la consommation décélère, enfin, l’économie est paralysée. Ce n’est plus simplement une crise financière, mais une crise de confiance où il faut désormais rassurer les investisseurs et les consommateurs et les inciter à participer à l’économie au lieu de fuir vers la liquidité. C’est alors les prêteurs de dernier ressort, les banques centrales et les états, qui doivent désormais faire usage de la confiance hiérarchique et éthique dont ils jouissent pour sauver le système financier. ■

  1. Durkheim, Émile. De la division du travail social. Presses Universitaires de France, 2013 ↩︎
  2. Shils, Edward A. (1975). Center and periphery: Essays in Macrosociology, University of Chicago, press, Chicago ↩︎
  3. Karl Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel, 184 ↩︎
  4. La Monnaie : Entre dettes et souveraineté, avec Pepita Ould Ahmed et Jean-François Ponsot, Odile Jacob, 2016 ↩︎
  5. https://fiscaldata.treasury.gov/datasets/debt-to-the-penny/debt-to-the-penny ↩︎
  6. https://fred.stlouisfed.org/series/GFDEGDQ188S ↩︎
  7. https://fiscaldata.treasury.gov/national-deficit/  ↩︎
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