Primés pour la liberté 

C’est la profonde ignorance qui inspire le ton dogmatique.

Les Caractères, « De la société et de la conversation, » V, 76, Jean de La Bruyère, 1696

Si le cru Nobel 2022 laisse une joie immense au sein de l’Institut d’Optique comme étant celui du décernement de son prix de physique à Alain Aspect, l’Académie a fait des choix hautement symboliques et significatifs, inspirants et ayant pour vocation de porter toujours plus haut le même idéal : celui de la liberté. 

Trois prix pour la liberté 

La traditionnelle remise des prix de la prestigieuse académie Nobel a eu lieu en ce début octobre. À l’heure où le monde médiatique se passionne pour le col roulé du locataire de Bercy ou le barbecue d’une députée de l’Assemblée, il est plus que salutaire que le comité scandinave ait choisi la hauteur de vue et la postérité, alors que le sang tache de nouveau le sol européen, trente ans après l’horreur fratricide des Balkans. 

Cette année, le prix Nobel de médecine a été attribué à Svante Pääbo. Ce chercheur suédois a reçu cette prestigieuse distinction comme couronnement de ses découvertes sur le génome d’hominidés aujourd’hui disparus et sur l’évolution humaine. Pääbo est directeur de l’Institut-Max-Planck au département de l’anthropologie évolutive à Leipzig. Il est considéré comme le fondateur de la paléogénétique, une discipline de recherche qui s’occupe de l’analyse d’échantillons génétiques provenant de fossiles et de découvertes préhistoriques. Il a été notamment le premier chercheur à avoir séquencé le génome de l’Homme de Néandertal. Son travail est crucial pour la compréhension de notre évolution, de notre histoire génétique et également pour la formation de l’humanité. Avoir réussi à présenter l’histoire génétique du Néandertalien est une prouesse qui va peut-être permettre d’expliquer les causes encore mal connues de sa disparition et replacer notre espèce à sa juste place dans l’histoire de l’évolution. 

Savoir d’où l’on vient, quelles sont nos racines, voici les interrogations qui taraudent l’être. Se connaître soi-même ? Le Nosce te ipsum socratique n’est finalement que l’aiguillon qui, par la douleur qu’il provoque, refoule notre conscience dans un divertissement qui nous gratifie d’une amnésie performative, tel qu’énoncé par Pascal1. Mais il est des êtres d’exception qui, loin d’une « Entfremdung2 » pour faire taire cette quête de leur propre identité, savent sublimer cette angoisse. Annie Ernaux y appartient. Et le comité Nobel ne s’y est pas trompé dans son adresse à l’écrivaine en louant son courage, ainsi que l’acuité clinique avec lesquels elle dévoile les racines, les aliénations et les restrictions collectives de la mémoire personnelle. Son œuvre est fortement inspirée par l’autobiographie : Annie Ernaux se qualifie elle-même d’être sa propre ethnologue. Pouvoir questionner son inconscient, mettre au jour ses déterminismes, les traumatismes tus et oubliés ainsi que les illusions perdues. L’un de ses romans les plus bouleversants, L’Événement, retrace la lutte d’une jeune femme décidée à avorter dans une France qui n’avait pas encore connu la loi Veil. Socrate affirmait la primauté de l’individu face à la fatalité d’une théogonie grecque tout juste bonne à illustrer son enseignement. Ernaux aura transcendé cette injonction individualiste en muant la recherche de soi en objet de sa propre émancipation. Par le médium de la littérature, elle porte la primauté de la vérité, la vérité de sa vie : nier le mensonge réconfortant pour assumer l’idéal de justesse, pour rendre justice à la liberté qu’a revendiquée et obtenue une jeune femme des années 60. Ce roman s’ouvre sur une citation de l’écrivaine japonaise Yuko Tsushima : « Qui sait si la mémoire ne consiste pas à regarder les choses jusqu’au bout ». Annie Ernaux a osé lever les yeux sur son passé, et peindre en ouvrage ce qu’elle y a vu. 

Frontispice des Éléments de la philosophie de Newton, Voltaire, 1738 

Ouvrir les yeux sur son passé, accepter d’en témoigner pour continuer à entretenir la flamme du passé, c’est la tâche que s’est donnée l’organisation russe Memorial, co-lauréate du prix Nobel de la paix. Cet organisme vise à la préservation de la mémoire des victimes du régime soviétique et à la défense des droits de l’Homme. Cette organisation fut dissoute par la Cour Suprême russe en décembre 2021. Bien que cette décision soit suspendue par jugement de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, elle révèle que la préservation de la vérité historique et le fait de regarder son passé droit dans les yeux est plus que jamais mis en péril. Lever les yeux, et assurer la liberté de ses contemporains par l’émancipation de la vérité est fragile alors qu’indispensable, abîmé alors que nécessaire. La charte de Memorial présente trois lignes majeures : prévenir le retour du totalitarisme, implanter les droits de l’homme dans la sphère publique par l’aide à la prise de conscience collective et défendre la vérité pour perpétuer la mémoire des victimes. 

Le flambeau de l’universalisme pour défendre la vérité 

La vérité comme vecteur de liberté et d’émancipation. Voilà le message politique, intellectuel, anthropologique même que porte la liste des primés de l’Académie Nobel. Pour autant, marteler un message ne fait que révéler en négatif sa faiblesse intrinsèque : on comprend, amer, qu’il ne s’impose pas de lui-même dans la société et que ceux qui le portent espèrent secrètement une énonciation performative. Ériger des combattants de la liberté et de la vérité devient le symbole d’un universalisme en perte de vitesse, dans un monde où l’émancipation et la liberté sont remisées suite à des basculements politiques dans de nombreux États au rang des fourvoiements issus d’un Occident diabolisé. 

Par ses recherches génétiques, Svante Pääbo améliore la compréhension de la place de l’Homo Sapiens Sapiens dans l’évolution humaine – mais comment ne pas comprendre ce bégaiement du jargon latinisant autre que comme une ironie scientifique qui dessine férocement en creux notre propre cruauté alors que l’obscurantisme connaît un retour en force, avec notre part d’humanité qui bien souvent brille par son absence. Les successeurs de Darwin sont désormais confrontés à un acharnement nouveau qui tente d’imposer une cosmogonie piétinant la vérité scientifique. Les fondamentalismes religieux, qu’il s’agisse de théocraties islamiques ou d’églises issues du « Sola scriptura » prospérant sur le terreau fertile offert par des régimes d’extrême-droite comme celui de Bolsonaro, renforcent une vision créationniste de l’évolution de l’humanité. Était-il concevable qu’un vice-président américain en la personne de Mike Pence puisse défendre une telle vision d’un corpus religieux ?  

L’idéologie s’est désormais emparée du présent et annihile avec un soin méticuleux le substrat de vérité et d’universalité dans notre temps. Comme dans une mauvaise adaptation orwellienne, des idéologues menacent le futur de l’humanité libre avec un hygiénisme révisionniste effaçant peu à peu la distance critique fondatrice de l’Europe de l’Aufklärung. Sortir de sa propre minorité intellectuelle : ce qu’appelait le philosophe de Königsberg de ses vœux dans l’ouvrage fondateur3 du basculement individualiste et universaliste qu’étaient les Lumières, n’est plus qu’une antique chimère pour nombre de dirigeants. L’action entreprise par le pouvoir russe à l’encontre de Memorial rouvre la page de la manipulation historique, du charcutage du passé et de la mutilation sadique de la vérité. Memorial s’est fait connaître en 1989 en révélant les vraies causes du massacre de Katyn auquel des milliers d’officiers polonais avaient été exterminés en 1940. Longtemps imputé aux Nazis par la propagande soviétique, il s’agissait en réalité d’une des exactions du NKVD. Le président russe, enclin il y a une dizaine d’années à saluer la mémoire des victimes, a montré par la dissolution de l’organisme sa volonté de revenir sur le discours officiel, de réhabiliter la thèse soviétique et de mettre en doute la culpabilité avérée des agents de l’URSS. Le révisionnisme a toujours été courant, il suffit de songer au refus turc de reconnaître le génocide arménien, mais sa propagation à de nombreux pays montre que les peuples ont peur, peur de leur avenir et peur d’eux-mêmes, de ce qu’ils sont capables de devenir. Oublier son passé, le filtrer pour n’en conserver qu’une image d’Épinal est un subterfuge qui dissimule mal des fondations rances prêtes à s’écrouler. 

C’est ce que subit le régime des Ayatollahs en Iran. Les Gardiens de la Révolution ont peur, le régime vacille… Rappelons tristement que le 16 septembre 2022, Mahsa Amini est décédée dans un hôpital de Téhéran – auparavant, la jeune femme avait été arrêtée par la police des mœurs iranienne et gravement violentée pour ne pas avoir correctement porté le hijab en public. Immédiatement après, des manifestations ont eu lieu, comme le pays n’en avait pas connu depuis des années, ou peut-être jamais depuis la révolution islamique de 1979. Sit-in d’étudiants, grève d’ouvriers, après plus de 95 morts depuis celle de Mahsa, le mouvement de contestation ne faiblit pas. Revendiquant avec force, viscéralement la volonté d’être libre, libre de ne pas porter le voile, libre de ne pas être soumise à leur mari, à l’État, au carcan religieux de cette théocratie islamique, libre d’être femme tout simplement, ce cri d’émancipation fait vaciller le régime. Les Iraniens ont compris que leur liberté passait avant tout par la reconnaissance de l’égalité avec leurs épouses, leurs sœurs, leurs filles et du droit à disposer d’elles-mêmes. C’est cette émancipation qui fut le combat d’Annie Ernaux. 

Vivre une époque 

Jafar Panahi dans Taxi Téhéran 

La révolte iranienne est le signe qu’il nous faut nous aussi porter à nouveau le flambeau de l’universalisme pour dissoudre les déterminismes. Une autre figure iranienne, Jafar Panahi, incarne cet idéal. Ce réalisateur iranien, actuellement en détention dans les geôles du pouvoir, a obtenu notamment l’Ours d’or pour Taxi Téhéran en 2015 : en filmant à la manière d’un documentaire la vie quotidienne de Téhéran par le prisme d’un trajet de taxi, il réussit à transmettre par ses échanges son combat, celui de la culture, la culture qui disperse l’ignorance, la culture qui enseigne l’esprit critique, la culture qui lui permet de rester debout malgré la répression policière.  

Un tel homme d’exception, à l’instar des récipiendaires cités précédemment, nous engagent. Ces prix ne sont pas de simples récompenses condamnées à rester lettre morte. À nous de comprendre notre temps. Cette période troublée peut être mal perçue, comme l’écrivait en son temps Joseph de Maistre au sujet de la Révolution française : « Il faut avoir le courage de l’avouer, longtemps nous n’avons point compris la révolution dont nous sommes les témoins, longtemps nous l’avons prise pour un événement. Nous étions dans l’erreur : c’est une époque ; et malheur aux générations qui assistent aux époques du monde.4 » Il se peut que nous vivions nous aussi une époque du monde, à nous de décider ce que nous en ferons, il ne tient qu’à nous de façonner notre futur, et la marche à suivre a déjà été indiquée : écrasons l’infâme5. ■

  1. Pensées, « Divertissement » (139/136), Blaise Pascal, 1669 ↩︎
  2. Peut se traduire par un devenir-étranger – Freud y convoque un mécanisme de défense du moi contre 
    l’émergence d’éléments indésirables ; voir Malaise dans la civilisation, Sigmund Freud, 1930  ↩︎
  3. Qu’est-ce que les Lumières ?, Emmanuel Kant, 1784  ↩︎
  4. Lettre à la marquise de Costa, Joseph de Maistre, 1794 ↩︎
  5. Ainsi Voltaire concluait sa correspondance, appelant à le rejoindre dans son combat contre 
    l’obscurantisme  ↩︎
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